8 Juin, 2023
Sébastien Ledoux
La nécessité d’une remémoration publique de la traite atlantique et de l’esclavage colonial est posée en Europe à la fin du 20e siècle, dans une mise en cause des récits historiques traditionnels interpelant dans le même temps la condition des minorités noires au sein de sociétés postcoloniales.
Ce passé n’est pas absent, jusque-là, des pays européens mais il est transmis dans une narration eurocentrée par le prisme d’une glorification civilisatrice fondée, soit sur l’expansion coloniale (« Monument des grandes découvertes » à Lisbonne, le « Siècle d’or » aux Pays-Bas), soit sur le mouvement abolitionniste blanc libérant les esclaves.
À l’échelle des villes portuaires, la glorification de leur histoire maritime leur ayant assuré un développement économique s’est traduite par des hommages publics à des acteurs locaux de la traite érigés en statues (Edward Colston à Bristol présenté sur son piédestal comme « l’un des plus vertueux et sages fils de cette cité ») ou inscrits dans la toponymie urbaine (rue David Gradis à Bordeaux).
La seconde mémoire publique, cette fois également nationale, porte un récit abolitionniste en célébrant les années d’abolition (1807 au Royaume-Uni pour la traite, 1848 en France pour l’esclavage) et ses héros nationaux (monuments et plaques commémoratives en hommage à William Wilberforce et Thomas Clarkson au 19e siècle; statues et toponymie pour Victor Schoelcher aux Antilles dès le 19e siècle puis entrée au Panthéon en 1949; statue du Marquis de Sá da Bandeira érigé à Lisbonne en 1884). La traite et l’esclavage, comme les luttes des esclaves (marronnage ou révolution de Saint Domingue par exemple) sont absents de cette mémoire abolitionniste.
Un tournant s’opère dans les années 1980-1990 avec la mobilisation de ce passé dans plusieurs pays européens (Royaume-Uni, France, Pays-Bas) articulée à des enjeux portant sur l’exclusion sociale des minorités noires venues des anciennes colonies esclavagistes ou des outremers. L’histoire esclavagiste européenne est ainsi portée publiquement par la dénonciation de son héritage postcolonial caractérisé par des rapports inégalitaires entre Blancs et Noirs.
Les mobilisations sont d’abord menées par des collectifs et associations locaux dans des villes qui ont participé à la traite atlantique : Mémoire de l’Outre-Mer (1989) et Les anneaux de la mémoire (1991) à Nantes, ou Diverscités (1998) à Bordeaux. Ils sont animés par des militants noirs originaires des Antilles (Octave Cestor à Nantes), d’anciennes colonies (Caraïbes au Royaume Uni, Suriname aux Pays-Bas), ou également d’Afrique (Karfa Diallo à Bordeaux), et des militants blancs (Yvon Chotard à Nantes). Ces mouvements sont parfois soutenus par des historiens engagés comme Eric Scott Lynch à Liverpool ou Madge Dresser à Bristol.
À la suite de négociations avec les équipes municipales, ces mobilisations aboutissent dans un premier temps à des narrations publiques de la traite atlantique et de l’esclavage colonial qui prennent des formes symboliques (excuses officielles du conseil municipal de Liverpool envers la communauté noire locale en 1999) et culturelles comme à Nantes avec l’exposition Les anneaux de la mémoire (1992-1994), ou à Bristol avec la création en 1996, par le conseil de la ville, du Bristol Slave Trade Action Group qui crée ensuite un parcours (Slave Trade Trail) et organise une exposition en 1999 sur le rôle de Bristol dans la traite.
La reconfiguration des récits historiques de ces villes s’institutionnalise de manière pérenne dans les années 2000-2010. Il s’agit par ce narratif de fonder pour ces municipalités l’image attractive d’une ville moderne ouverte, tournée vers le dialogue interculturel et la valorisation des minorités raciales. La ville de Liverpool inaugure en 2007, pour le Bicentenaire de l’abolition de la traite, le Musée international de l’esclavage, Nantes consacre deux salles à ce passé dans son musée du château des Ducs de Bretagne la même année et inaugure un Mémorial de l’abolition de l’esclavage en 2012, tandis que le musée d’Aquitaine de Bordeaux intègre en 2009 des salles dédiées à l’histoire de la traite et l’esclavage lors du renouvellement de son parcours muséal.
Mobilisée que très récemment, la ville de Lisbonne ’engage à construire sur ses quais un mémorial en hommage aux personnes mises en esclavage par le Portugal demandé par l’association d’afro-descendants Djass, créée en 2016 pour défendre les droits des populations noires dans le pays.
C’est lors de commémorations des abolitions que certains États modifient leur politique mémorielle en se détachant du récit abolitionniste pour y intégrer la traite et l’esclavage. Cette nouvelle narration nationale se conjugue alors avec la lutte contre le racisme anti-noir et la promotion de la diversité culturelle au sein de ces pays. Aux Pays-Bas, face aux revendications d’associations représentant les populations noires issues des anciennes colonies esclavagistes – principalement le Suriname –, le gouvernement crée en 2002 un Institut national (NiNsee) pour documenter l’histoire néerlandaise de l’esclavage et ses héritages. Un monument national de l’esclavage est créé en 2002 dans l’Oosterpark d’Amsterdam, des expositions sont présentées dans les principaux musées du pays (« Esclavage » par exemple en 2021 au Rijksmuseum) et un circuit touristique est mis en place dans Amsterdam depuis 2013 (Black Heritage Tour). Cette politique s’accompagne de l’instauration, en 2009, d’une journée nationale de l’esclavage (Ketikoti : “chaines brisées”) chaque 1er juillet, date de l’abolition de l’esclavage en 1863. Le gouvernement de Mark Rutte présente en décembre 2022 des excuses officielles envers les descendants d’esclaves pour la participation de son pays dans la traite et l’esclavage, et prévoit des réparations.
En France, une loi qualifiant de crimes contre l’humanité la traite atlantique et l’esclavage est déposée en décembre 1998 par la députée noire de Guyane, Christiane Taubira, à la suite d’une mobilisation importante de différents acteurs en outremer et en métropole (Marche du 23 mai à Paris) tout au long de cette année commémorative (150e anniversaire de l’abolition de 1848). Votée le 10 mai 2001, cette loi marque le début d’une nouvelle politique mémorielle : création d’un Comité national pour la mémoire de l’esclavage en 2004, inscription de cette histoire dans les programmes scolaires, instauration en 2006 d’une journée nationale de commémoration de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions le 10 mai, inauguration du MemorialAct en Guadeloupe en 2015, création en 2019 d’une Fondation pour la mémoire de l’esclavage.
Parmi les principaux pays européens concernés par ce passé, l’État portugais reste pour le moment à l’écart de ces évolutions, attaché à un récit colonial humaniste civilisateur (thèse de l’exception du « lusotropicalisme »).
La mémorialisation de l’esclavage colonial est également désormais portée par les institutions européennes au nom du combat contre le racisme anti-noirs présenté comme spécifique et directement lié à ce passé. Par sa résolution du 20 mars 2019 sur « les droits fondamentaux des personnes d’ascendance africaine en Europe », le Parlement européen définit ainsi le « racisme anti-Noirs » et invite ses États membres à « reconnaître l’histoire des personnes d’ascendance africaine en Europe », notamment par la Journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves le 25 mars (instituée par l’ONU en 2007), et par des réparations (excuses publiques ou restitution d’objets volés à leurs pays d’origine).
Les enjeux mémoriels de la traite et de l’esclavage se coalisent à la question plus large de l’héritage colonial de l’Europe en interrogeant ainsi les fondements raciaux de sa modernité. Depuis les années 2010, les mobilisations ne portent plus seulement sur une demande d’intégration de cette histoire dans les espaces urbains, les agendas commémoratifs, les manuels scolaires ou les musées, mais également sur l’affranchissement d’un récit colonial toujours présent dans l’espace public, jugé contradictoire avec les valeurs européennes de liberté et d’égalité, offensant pour les descendants d’esclaves, et porteur d’imaginaires raciaux légitimant des pratiques discriminatoires contre les populations noires.
En considérant la décolonisation inachevée, ce sont diverses traces du narratif colonial esclavagiste ou abolitionniste qui soulèvent ainsi des contestations de plus en plus vives auxquelles les pouvoirs publics donnent des réponses variées. Une commission de réflexion est ainsi créée à Bordeaux composée de militants et d’universitaires qui décident en 2018, non de débaptiser des rues (une demande de certaines associations), mais de poser une plaque explicative à côté des noms d’armateurs, et d’ériger en 2019 sur les quais de la ville une statue de l’esclave Modeste Testas achetée par deux négociants Bordelais à la fin du 18e siècle.
Un mouvement pour faire tomber les statues symbolisant le colonialisme européen, en particulier celles de Cecil Rhodes (“Rhodes doit tomber”), part en 2015 des campus étudiants d’Afrique du Sud pour atteindre ensuite l’université d’Oxford. Ces nouvelles mobilisations transnationales se conjuguent avec le mouvement “Black lives matter” lancé en 2013 aux États-Unis pour dénoncer les violences policières contre les Noirs et l’hommage aux Confédérés esclavagistes (statue de Lee à Charleston par exemple). Le mouvement trouve un écho particulier en Europe à la mort de l’Afro-Américain George Floyd en mai 2020 provoquant des manifestations dans de nombreuses villes européennes (Lisbonne, Paris, Berlin, Londres, Amsterdam, Bruxelles) contre un racisme anti-noirs institutionnel. Les traces de l’esclavage colonial dans l’espace public – en particulier les statues – sont alors perçues comme l’une des manifestations de ce racisme institutionnel toujours en vigueur. Des actions sont menées dans plusieurs villes européennes pendant plusieurs semaines contre des dizaines de statues dont beaucoup liées à l’esclavage. Celle de Colston à Bristol est jetée dans la rivière de l’Avon le 7 juin et celle de Colbert à Paris est taguée le 23 par l’inscription « Négrophobie d’Etat ».
Ce mouvement décolonial concerne désormais de nombreux aspects culturels de ces pays européens. Aux Pays-Bas par exemple, la présence traditionnelle du “Zwarte Piet”, personnage noir accompagnant Saint Nicolas offrant des cadeaux aux enfants le 5 décembre, suscite chaque année des débats et de vives critiques de militants qui y voient un héritage de l’esclavage véhiculant un racisme anti-noirs parmi la population.
Apparue à la fin du 20e siècle dans certaines villes portuaires qui ont participé à la traite, la question du passé esclavagiste s’est disséminée en Europe en devenant un objet de controverses, de mobilisations et de politiques publiques à l’échelle locale, nationale comme transnationale.
À propos de l’auteur
Sébastien Ledoux est un chercheur en histoire contemporaine au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Université Paris 1) et responsable éditorial de l’Ehne à Sorbonne Université, Sébastien Ledoux consacre ses travaux à la mémoire, notamment dans ses aspects institutionnels et culturels. Outre de nombreux articles, il a publié sa thèse Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire chez CNRS Éditions (2016, réédition en poche 2021) et La nation en récit (Belin, 2021). Il a également dirigé le dossier “Les lois mémorielles en Europe” (2020, Parlement(s)), et codirigé “Le numérique comme environnement mémoriel” (Mémoires en jeu, 2021), “Quelle(s) mémoire(s) pour la guerre d’indépendance algérienne soixante ans après ?” (Mémoires en jeu, 2022) ainsi que l’ouvrage Transmettre l’Europe à la jeunesse (PUR, 2023).
Bibliographie
Ana Lucia Araujo, « Les mémoires noires dans le monde », dans François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont (dir.), L’Afrique et le monde: histoires renouées, Paris, La Découverte, 2022, p. 313-335.
Christine Chivallon, « Bristol et la mémoire de l’esclavage. Changer et confirmer le regard sur la ville », Les Annales de la recherche urbaine, n° 85, 1999, p. 100-110.
Renaud Hourcade, Les ports négriers face à leur histoire. Politiques de la mémoire à Nantes, Bordeaux et Liverpool, Paris, Dalloz, 2014.
Britta Timm Knudsen, John Oldfield, Elizabeth Buettner et Elvan Zabunyan (ed.), Decolonizing Colonial Heritage New Agendas, Actors and Practices in and beyond Europe, New-York, Routledge, 2022.
Gert Oostindie, “Public Memories of the Atlantic Slave Trade and Slavery in Contemporary Europe”, European review, vol. 17, n°3-4, 2009, p. 611-626.
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