25 Mai, 2023
Éric Schnakenbourg
Indissociables de notre quotidien, le café, le chocolat ou encore le tabac sont l’objet d’un grand engouement en Europe aux 17e et 18e siècles. La demande des consommateurs européens est l’élément déterminant de l’économie atlantique de cette époque. La consommation des denrées du lointain a des conséquences sociologiques et culturelles importantes en devenant des éléments constitutifs de l’identité du consommateur.
Même s’il n’a jamais quitté la ville ou le village dans lequel il est né, le consommateur européen est l’un des acteurs essentiels de l’interconnexion atlantique. Si la recherche d’un passage vers la Chine, la quête de l’or ou encore la volonté d’évangéliser les populations autochtones sont les motifs initiaux de la colonisation en Amérique, très rapidement il s’y ajoute la volonté de produire pour le marché européen. Les denrées coloniales ne sont pas, dans leur grande majorité, consommées sur place mais exportées pour solder les achats de marchandises manufacturées métropolitaines. Le goût de l’exotisme a toujours existé en Europe puisque, dès le Moyen ge, les épices orientales, comme le poivre, sont déjà l’objet d’un commerce transcontinental. Elles arrivent en petite quantité et sont fort onéreuses, si bien que seule une toute petite élite y a accès. Mais les choses changent à partir du 16e siècle. Une nouvelle gamme de productions circule en Europe dans des quantités importantes ce qui entraîne, avec le temps, une modification des habitudes de consommation jusque dans les milieux populaires. La consommation de produits coloniaux n’est pas qu’une question de curiosité gastronomique, c’est aussi un phénomène sociologique et culturel.
Les boissons exotiques commencent à se diffuser en Europe dès le début du 16e siècle. C’est d’abord le chocolat qui arrive en Espagne vers 1520, le thé chinois aux Pays-Bas dans la première décennie du 17e siècle, précédant de quelques années le café d’Arabie. Le 18e siècle est le grand siècle de la consommation européenne de ces boissons puisqu’elle est multipliée par 6,5 pour le chocolat, par 40 pour le thé et par 60 pour le café.
Alors qu’au Mexique le chocolat est intégré à des rituels religieux, il est une boisson d’agrément en Europe. Limité à l’Espagne pour le plus clair du 16e siècle, il se diffuse aux Pays-Bas avant d’arriver en France et en Angleterre au milieu du 17e siècle. Il est d’abord utilisé comme curatif et en cosmétique. En France, il s’impose au sein de l’aristocratie grâce à la reine Marie-Thérèse, l’épouse espagnole de Louis XIV. Consommé sous forme solide à partir des années 1770, il devient une friandise qui commençe à se démocratiser au cours du 19e siècle à la faveur du développement de l’industrie chocolatière. L’histoire du café est sensiblement différente, car la plante est originaire d’Éthiopie avant d’être transportée au Yémen où elle est mise en culture. L’engouement rapide que connait cette boisson incite à cultiver des caféiers au Brésil et aux Antilles au début du 18e siècle. À l’exception de l’Angleterre, l’Europe commence à boire du café. À la fin des années 1780, la consommation moyenne de café à Paris est de 1,8 kg/habitant, loin devant le chocolat, 170 gr/habitant. Le 19e siècle ne brise pas cet élan et la consommation européenne est encore multipliée par 10 au cours de la période.
The colonial commodity that had the widest distribution was unquestionably sugar. It was associated with bitter drinks (chocolate, tea, coffee) and was used in baking. In the mid-17th century, it was still a semi-luxury product before spreading widely thanks to the twenty-three-fold increase in European imports between 1670 and 1780. The growth in sugar consumption corresponded to a change in European cuisine with the decline of spicy flavours in favour of sweet flavours for cakes, creams, jams, lemonades, syrups, sorbets, and other confectionery. The development of sugar consumption led to the establishment of sugar refineries. There were some eighty in France in the mid-18th century and practically all European countries had sugar refineries. England was by far the largest European market. On average, four times more sugar was consumed here per inhabitant than on mainland Europe in 1680, and eight times more in 1800. Tobacco was the other highly successful tropical product. While at the beginning of the 16th century, French West Indian tobacco was still a rare product, the rise of Virginian production allowed the price to fall, resulting in its distribution amongst working-class milieus from the 17th century onwards. Advertisements boasted of its beneficial health effects: tobacco enjoyed the flattering reputation of protecting the body from atmospheric infections.
The European consumption of colonial produce was not limited to food, and extended to textile production as here too, there was a strong demand. Pigments from America, such as indigo, cochineal, annatto, and brazilwood, not only made it possible to vary the colours available to consumers, but also to have blue and red dyes of better quality and at cheaper prices. The importation of acacia gum from southern Mauritania and northern Senegal made it possible to properly fix the colours, particularly in dyed cotton fabrics whose chromatic intensity was more resistant to the passage of time.
The consumption of colonial products was not just a matter of individual greed or a simple desire for attractive goods, but also a social phenomenon.La denrée coloniale qui connait la plus large diffusion est incontestablement le sucre. Il est associé aux boissons amères (chocolat, thé, café) et utilisé en pâtisserie. Au milieu du 17e siècle, il est encore un produit de demi-luxe avant de se diffuser largement grâce à la multiplication par 23 des importations européennes entre 1670 et 1780. La croissance de la consommation de sucre correspond à une mutation dans la cuisine européenne avec le recul des saveurs épicées en faveur du sucré dans les gâteaux, les crèmes, les confitures, les limonades, les sirops, les sorbets et autres confiseries. Le développement de la consommation de sucre entraîne celui des raffineries. On en compte environ 80 en France au milieu du 18e siècle et pratiquement tous les pays d’Europe ont des raffineries de sucre. L’Angleterre est, de loin, le premier marché européen. On y consomme en moyenne quatre fois plus de sucre par habitant que sur le continent en 1680 et huit fois plus en 1800. Le tabac est l’autre grande production tropicale à connaître un large succès. Alors qu’au début du 16e siècle, le tabac antillais est encore un produit rare, l’essor de la production virginienne permet la diminution de son prix et sa diffusion dans les milieux populaires à partir du 17e siècle. Des publicités vantent ses effets bénéfiques sur la santé, car le tabac jouit de la flatteuse réputation de protéger des infections de l’atmosphère.
Les consommations européennes de produits coloniaux ne se limitent pas aux aliments, elles sont également importantes pour la production textile car, là aussi, il y a une forte demande à satisfaire. Les pigments d’Amérique, tels l’indigo, la cochenille, le roucou et le bois brésil, permettent non seulement d’élargir les couleurs à disposition du consommateur, mais aussi de disposer de teintures bleues et rouges de meilleure qualité et à meilleur marché. L’importation de la gomme d’acacia venue du sud de la Mauritanie et du nord du Sénégal permet de bien fixer les couleurs, particulièrement pour les toiles de cotons teintes dont l’éclat résiste mieux à l’usure du temps.
La consommation de produits coloniaux ne relève pas que de la gourmandise individuelle ou d’un simple attrait pour les vêtements chatoyants, elle est aussi un phénomène social.
La diffusion des produits alimentaires du lointain relève d’un processus d’acceptation, d’adaptation et, finalement, d’intégration. Leur arrivée a pu provoquer des réticences du corps médical en raison du danger qu’ils pourraient faire peser sur la santé ou à cause de critiques morales et économiques. Plus que tout autre, le goût sucré est associé à la friandise et symbolise la transition de l’alimentation de subsistance vers l’alimentation plaisir, voire la gourmandise l’un des sept péchés capitaux. Au 17e siècle, l’aristocratie européenne commence à apprécier les nouvelles boissons coloniales, en particulier le chocolat dont le prix demeure élevé. Plus que tout autre, la dégustation de chocolat est un moment de valorisation sociale, de mise en scène du raffinement et du bon goût.
Au début des années 1670, le café est encore réservé aux élites car il faut le faire venir de la Péninsule arabique. Mais son prix chute au 17e siècle grâce à l’essor de la production américaine, notamment celle de Saint-Domingue. D’abord vendus par des marchands ambulants vêtus à la turque, le café et les boissons exotiques sont peu à peu consommés dans des lieux propres. Les cafés se développent d’abord dans les grandes villes d’Europe de l’Ouest, Londres en 1652, Amsterdam en 1663. À Paris, les premiers établissements ouvrent leurs portes dans les années 1670. Le café de la Place du Palais-Royal ou le Procope deviennent des lieux de sociabilité mondaine ouverts aux femmes. On y sert différentes qualités de cafés, de chocolats ou de limonades. Le nombre de café ne cesse de croître, il y en avait 380 à Paris en 1720 et plus de 600 à la fin du siècle. L’implantation progressive de cafés dans les villes moyennes, dans les petites villes et jusque dans le monde rural, mais aussi dans des pays peu impliqués dans le commerce atlantique, comme la Suède ou la Suisse, atteste l’engouement pour les boissons exotiques en particulier le café.
Leur consommation est à l’origine de mutations sociologiques importantes. À la différence du tabac qui se diffuse de manière égalitaire, elles sont plus qu’une simple affaire de goût individuel, c’est un marqueur social. La qualité initiale du produit, la fréquence des dégustations et la manière de consommer se distinguent en autant de nuances permettant de marquer les différences sociales. Il faut acquérir des ustensiles spécifiques comme des meubles à vaisselle, des bouilloires, des tasses, des sucriers, des chocolatières, des moulins à café dont les achats stimulent une partie du secteur manufacturier. L’imitation sociale des modes de consommation des classes supérieures par des gens de conditions plus modeste est facilitée par l’urbanisation qui concentre les marchés et la demande. Pour l’anthropologue Sidney Mintz, le sucre, le cacao, le tabac ou le café sont des « aliments-drogues » en raison de leurs effets stimulants et addictifs. À la différence des biens solides et durables prisés par les élites, le passage d’articles de luxe au 16e siècle à la consommation courante au 19e siècle, tient au fait que ces denrées peuvent être achetées en petites quantités ce qui, indépendamment de la baisse tendancielle des prix, favorise leur diffusion. D’un conditionnement facile, elles sont finalement à la portée de nombreuses bourses pour une consommation occasionnelle ou plus régulière, si bien que la possibilité de les acquérir en petite quantité aurait incité les plus modestes à travailler davantage pour dépasser la seule satisfaction de leur subsistance et s’offrir des plaisirs gustatifs. Cette tendance, encouragée par la publicité, qui insiste sur les effets bénéfiques pour la santé et sur l’identité sociale du consommateur, aurait été un des éléments de la « révolution industrieuse » (Jan de Vries) des années 1750-1830.
Le goût et l’envie de distinction sociale sont des éléments essentiels des dynamiques de consommation. La culture de la consommation est un puissant stimulant de l’économie atlantique à partir du 16e siècle. Le consommateur européen dispose d’une gamme de plus en plus étendue de produits accessibles de qualités variables et en quantités différentes. Le luxe ou, du moins l’idée du luxe, crée une dynamique qui irrigue l’ensemble des sociétés européennes qu’elles aient ou non une forte implication dans le commerce atlantique. À la différence des produits asiatiques les plus en vogue, comme les toiles de coton, il n’est pas possible d’imiter ou de produire des denrées américaines en Europe. Augmentation de la demande d’un côté de l’Atlantique et de celle de la production de l’autre sont étroitement corrélées. De fait, la gourmandise et l’envie de paraître des uns génèrent davantage d’exploitation et de déportations des autres. C’est, pour reprendre la formule de Voltaire, à ce prix que l’on mangeait du sucre en Europe.
À propos de l’auteur
Bibliographie
Martin Marguerite and Villeret Maud (ed.). La diffusion des produits ultramarins en Europe, XVIe-XVIIIe siècle. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2017.
Meyzie Philippe. L’alimentation en Europe à l’époque modern. Paris: Armand Colin, 2010.
Mintz Sidney. Sweetness and Power: The Place of Sugar in Modern History. London: Penguin Books, 1986.
Trentmann Frank. Empire of things: how we became a world of consumers, from the fifteenth century to the twenty-first. London: Allen Lane, 2016.
Villeret Maud, Le goût de l’or blanc. Le sucre en France au XVIIIe siècle. Rennes/Tours: Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais de Tours, coll. “Table des hommes”, 2017.
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