L’Europe du Nord et la traite

2 Juin, 2023

Éric Schnakenbourg

Souvent négligés par la grande histoire de la traite, les princes des bords de la mer Baltique cherchent eux aussi à pratiquer la traite atlantique. En raison de leurs ressources propres limitées, ils doivent se tourner vers l’étranger pour mobiliser les compétences et les capitaux nécessaires pour soutenir des entreprises qui, tant s’en faut, ne connaissent pas toutes le succès.

 

L’histoire de la traite des Africains est dominée par les grandes puissances impériales, mais d’autres États plus modestes pratiquent eux aussi les déportations depuis l’Afrique. Plusieurs princes des bords de la Baltique cherchent, avec des fortunes diverses, à profiter de la manne financière que représente la traite transatlantique : les rois de Danemark et de Suède, le duc de Courlande (territoire correspondant à l’actuelle Lettonie) et le prince électeur de Brandebourg. Alors que pour l’Angleterre, la France ou le Portugal, la traite est intégrée à une structure impériale et, au 18e siècle à l’économie de plantation, l’étude du trafic d’esclaves vu d’Europe baltique relève d’un modèle différent à bien des égards. Les Nordiques ne participent que marginalement à la grande traite atlantique. Ils auraient été responsables d’environ 1 % de l’ensemble des déportations d’Africains en Amérique entre le milieu du 17e siècle et le début du 19e siècle. Cependant, cette perspective décalée de puissances dépourvues d’un véritable empire en Amérique permet de s’interroger sur le rapport entre traite et colonisation.

 

Un intérêt précoce pour la traite au 17e siècle

La circulation des informations à l’échelle de l’Europe et la fluidité des mondes marins et marchands nourrissent dès le début du 17e siècle l’intérêt des princes de l’Europe baltique pour le commerce de l’Afrique et, plus largement, pour le commerce atlantique. Dès 1625, une compagnie danoise basée à Glückstadt, dans le nord de l’Allemagne, opère ses premiers trajets de traite vers l’Amérique, mais l’entreprise demeure épisodique. L’Afrique commence à être régulièrement fréquentée par les Danois à la suite de la fondation de trois forts sur la côte de l’Or (actuel Ghana) entre 1649 et 1666. Peu après, en 1672, ils occupent une première île aux Antilles, Saint-Thomas, avant de s’étendre à la voisine Saint-Jean dans les années suivantes, puis d’acheter Sainte-Croix à la France en 1733. D’autres princes du Nord cherchent également à pratiquer la traite au cours de ces années. Les Suédois commencent à s’y intéresser en 1649, date de la fondation d’une compagnie suédoise d’Afrique dans la ville de Stade (au nord de l’Allemagne). La compagnie achète un territoire sur la côte de l’Or et y fait construire un premier fort. Il sert à déporter des captifs africains d’abord, à São Tomé, puis à Curaçao, avant d’être conquis en 1658 par les Hollandais. Durant leur brève présence en Afrique, les Suédois auraient déporté entre 1 500 et 2 000 individus.
L’une des tentatives les plus méconnues est celle du duc Jacques de Courlande. Il encourage la fondation de petits forts en Gambie au début des années 1650, et d’un établissement à Tobago. Il n’y a pas de preuve formelle que les Courlandais aient pratiqué la traite transatlantique, mais sans doute se sont-ils livrés à la traite intra-africaine. L’aventure tourne court puisque dès les années 1660, ils perdent leurs établissements atlantiques. À la fin du 17e siècle, le Brandebourg se lance à son tour dans la traite d’esclaves avec l’envoi de deux navires en Afrique en 1679. Cette première tentative persuade le prince électeur Frédéric-Guillaume de fonder la Compagnie brandebourgeoise d’Afrique. Elle est à l’origine d’un premier établissement, Gross-Friedrichsburg en 1683, sur la côte de l’Or. Incapables d’avoir une colonie aux Antilles, les Brandebourgeois louent, en 1685, une partie de l’île danoise de Saint-Thomas. Dès lors, ils pratiquent la traite d’esclaves qui sont revendus dans les colonies voisines. Mais les guerres européennes du tournant des 17e et 18e siècles finissent par ruiner la compagnie brandebourgeoise qui vend ses forts en 1716. Elle a organisé plus de 55 voyages de traite et déporté 20 000 à 25 000 Africains en Amérique.

 

 

 
Harbour, transatlantic trade
View of the Harbour Square in Christiansted on St. Croix c. 1815, Henrik Gottfred Beenfeldt © Danish National Archives. / Vue de la place du port à Christiansted sur Sainte-Croix vers 1815, Henrik Gottfred Beenfeldt, © Archives nationales danoises.

Les Scandinaves dans la traite transatlantique du 18e siècle

Les Danois ont une présence durable en Afrique et aux Antilles à partir de la fin du 17e siècle. Ils réalisent 349 voyages de traite entre leurs établissements atlantiques entre 1647 et 1806, et déportent plus de 100 000 Africains. La traite est irrégulière puisqu’au début du 18e siècle, il peut arriver qu’aucune expédition ne soit organisée pendant une à deux années. Les années fastes de la traite danoise se situent entre 1795 et 1805, surtout en 1802 avec 5 223 esclaves déportés. La traite danoise relève d’une double motivation. La première est de fournir de la main-d’œuvre à Sainte-Croix, la seule des colonies du Danemark qui a développé la culture de la canne à sucre. Comme dans les autres territoires qui ont adopté l’économie de plantation les esclaves représentent environ 90 % de la population. La seconde motivation de la traite danoise concerne davantage les îles de Saint-Thomas et de Saint-Jean. En l’absence de plantations importantes, elles servent de centre de transit aux Africains déportés qui sont vendus dans d’autres colonies européennes. On estime qu’au 18e siècle environ 40 % des Africains déportés par les Danois sont destinés à des colonies étrangères. La proportion est encore plus importante dans la période des guerres de la Révolution et de l’Empire (1793-1815) qui opposent essentiellement la France à la Grande-Bretagne. La perturbation des circuits d’approvisionnement en esclaves entraine une très forte augmentation de leur prix. Les Danois sont ainsi des pourvoyeurs importants d’esclaves à Cuba dans les années 1790.

La traite danoise inspire les Suédois qui multiplient leurs efforts pour obtenir un territoire en Amérique. En 1784, la France leur cède la petite île de Saint-Barthélémy dont ils font un lieu de transit pour redéporter les esclaves arrivés d’Afrique vers les autres colonies européennes. Entre 1785 et 1839, 2 000 esclaves auraient été débarqués à Saint-Barthélémy. Cependant, l’essentiel de la traite sous pavillon suédois ne passe pas par cette île car les navires vont directement là où ils peuvent les vendre à meilleur marché, notamment dans les colonies espagnoles ou françaises, ce qui aurait concerné plus de 7 500 Africains. Le trafic d’esclaves à partir de l’île suédoise est particulièrement prospère dans les premières décennies du 19e siècle. Saint-Barthélémy, ouverte à tous les trafics, est un marché aux esclaves attractif où se rencontrent négriers et colons de toutes nationalités.

 

 

 
Woman, Gustavia, Transatlantic trade
Street scene in Gustavia. Woman with a basket on her head. A child looking from the window, Carl Constantin Lyon, 1865-1880 © Sjöhistoriskav - Maritime Museum – Stockholm. / Scène de rue à Gustavia. Femme avec un panier sur la tête. Un enfant regarde par la fenêtre, Carl Constantin Lyon, 1865-1880, © Sjöhistoriskav - Maritime museum – Stockholm.

Les caractères originaux de la traite nordique

À la différence des grandes puissances du monde atlantique, solidement établies sur les rives africaines et américaines de l’océan, l’une des difficultés pour les princes du Nord est de disposer d’établissements pour embarquer et débarquer les esclaves. Dans tous les cas, ils ont bien une stratégie pour acquérir l’un, puis l’autre. Ils commencent par l’Afrique, car un fort de traite est moins onéreux à entretenir qu’une colonie qu’on ne conçoit pas de développer sans esclaves. C’est précisément dans ce premier moment que les Nordiques font une traite intra-africaine entre le continent et São Tomé ou les Canaries. La possession d’un établissement américain permet, après quelques années d’expérience de se lancer dans la grande traite. Il est d’ailleurs significatif que les compagnies danoise et brandebourgeoise pour le commerce d’Afrique aient ajouté « Amérique » dans leur titulature pour bien signifier leur ancrage de part et d’autre de l’Atlantique.

Sans doute, la principale singularité de la participation des Nordiques à la traite transatlantique est le cosmopolitisme de leurs entreprises. Les Néerlandais jouent un rôle fondamental dans le lancement des différentes expéditions de traite du Nord au 17e siècle. Ils en possèdent l’expérience et sont intégrés à des réseaux qui leur permettent de rassembler des fonds, mais ils ont besoin de la couverture d’un État pour lancer de nouvelles opérations. Au Brandebourg, le Néerlandais Benjamin Raule, qui occupe le poste de « Directeur général de la marine », est la cheville ouvrière de l’entreprise de traite. Il réussit à rassembler des capitaux venant d’investisseurs locaux, le prince électeur et son entourage, mais aussi de marchands de Rotterdam. Il s’agit bien d’une entreprise germano-néerlandaise dont le siège est fixé à Emden sur la frontière entre les Provinces-Unies et les possessions du Brandebourg. Dans les grandes places marchandes d’Allemagne du Nord, comme Lübeck ou Hambourg, se trouvent aussi des investisseurs qui placent des fonds dans les entreprises scandinaves. En Afrique, les établissements des princes du Nord sont fréquentés par des contrebandiers anglais, néerlandais et français qui compensent les approvisionnements insuffisants venus des métropoles. La forte présence d’investisseurs étrangers explique qu’une partie des bénéfices de la traite échappe au pays qui la couvre de son pavillon.

Enfin, l’Europe baltique est aussi impliquée de manière indirecte dans la grande traite atlantique. D’une part, à la fin du 18e siècle, on voit des investisseurs scandinaves placer leurs fonds dans des expéditions de traite étrangères. D’autre part, des marchandises du Nord servent à l’achat de captifs en Afrique. C’était le cas, en particulier, pour les armes des manufactures danoises et, surtout, pour les produits métallurgiques suédois, comme le cuivre ou le laiton. Mais la production du Nord la plus recherchée est le fer en barre. Il est généralement exporté de Suède ou de Russie vers les ports des grands pays de traite, avant d’être réexpédié vers l’Afrique pour y être échangé contre des captifs. Selon les lieux, il peut représenter 12 à 20 % des transactions.

 

 

 

Kongen af Assianthe, transatlantic trade
The ship “Kongen af Assianthe” anchored at Copenhagen in 1803. It participated in Danish trading and was named after the Ashanti (Asante), who provided many enslaved laborers to the Danes (Maritime Museum of Denmark). / Le bateau de traite “Kongen of Assianthe » amaré dans le port de Copenhage en 1803, Musée Maritime du Danemark. The bark “Kongen af Assianthe” anchored at Copenhagen in 1803. The ship participated in the Danish slave trade and was named after the Ashanti (Asante), who provided many enslaved laborers to the Danes (Maritime Museum of Denmark).

Conclusion

Finalement, si les Nordiques sont des acteurs mineurs de la grande traite européenne, ils n’en sont pas moins impliqués directement et indirectement dans ce trafic. Bien que peu importante en volume, leur traite a pu jouer un rôle significatif dans certaines périodes, participant ainsi à la pérennité du système de plantation esclavagiste. Les limites des moyens dont ils disposent pour participer à la traite atlantique, les contraignent à ouvrir leurs entreprises aux étrangers, principalement aux Néerlandais et aux Allemands. Loin d’être anecdotique, la traite vue d’Europe baltique montre à quel point le capitalisme négrier européen est ouvert et fluide. Seuls les Danois réussissent à pratiquer durablement la traite atlantique en raison de leur présence continue tant en Afrique qu’aux Antilles, et de leur capacité à résister aux grandes puissances tout en leur étant utiles quand elles sont en guerre. Pourtant, c’est bien le Danemark qui est le premier pays européen à entrer dans un processus d’interdiction de la traite en 1792, sous l’influence des abolitionnistes anglais.

 

 

 

Pour aller plus loin

🔶  Ernst Ekman, “Sweden, the Slave Trade and Slavery, 1784-1847”, Outre-Mers. Revue d’histoire, 1975, p. 221-231. Consultable en ligne : ICI 

🔶  Svend E. Green-Pedersen “The History of the Danish Negro Slave Trade, 1733-1807. An Interim Survey Relating in Particular to its Volume, Structure, Profitability and Abolition” Outre-Mers. Revue d’histoire, 1975, p. 196-220. Consultable en ligne : ICI 

 

 

 

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À propos de l’auteur

 

Eric Schnakenbourg est professeur d’histoire moderne à Nantes Université et directeur du Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA). Il est spécialiste d’histoire des relations internationales en Europe et dans le monde atlantique aux 17e et 18e siècles, il est notamment l’auteur de Le Monde Atlantique: un espace en mouvement XVe-XVIIIe siècle (Armand Colin, 2021), et de Entre la guerre et la paix : Neutralité et relations internationales, XVII-XVIIIe siècle (Presses Universitaires de Rennes, 2013)

Bibliographie

Emmer Pieter, “Slavery and the Slave Trade of the Minor Atlantic Powers” in David Eltis (ed.) et alii, The Cambridge World History of Slavery; vol. 3, AD 1420-AD 1804. Cambridge: Cambridge University Press, 2011, p. 450-475.

Gøbel Eric. The Danish slave trade and its abolition. Leyde: Brill, 2016.

Naum Magdalena, Nordin Jonas. Scandinavian colonialism and the rise of modernity. Small time agents in a global arena. New York: Springer, 2013.

Schnakenbourg Éric, Maillefer Jean-Marie. La Scandinavie à l’époque moderne. Fin XVe-début XIXe siècle. Paris: Belin, 2010.

Weiss Holger. Ports of globalisation, places of Creolisation: Nordic possessions in the Atlantic world during the era of the slave trade. Leyde: Brill, 2016.

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