Image de l’«Autre» Les représentations des Africains et des Antillais en Europe (18e-20e siècles)

12 Juin, 2023

Christelle Lozère

Les productions artistiques témoignent, dès l’Antiquité, de la présence d’Africains en Europe. Symbole d’exotisme et de mondes lointains, leur image à partir du Moyen ge est associée à des perceptions contradictoires. À l’époque moderne, la figure de « l’esclave africain » se construit progressivement en dévalorisant l’autre à travers les nouveaux enjeux de race, de conquêtes et de domination impériale.

Vers une esthétique du rejet et de la résistance

Les productions artistiques témoignent, dès l’Antiquité, de la présence d’Africains en Europe. Symbole d’exotisme et de mondes lointains, leur image à partir du Moyen ge est associée dans l’art sacré à des perceptions contradictoires : du fastueux roi mage Balthazar magnifié par les peintres hollandais et de Saint-Maurice, martyr chrétien du 3e siècle originaire d’Afrique, aux représentations négatives des damnés du Jugement dernier. À l’époque moderne, la figure de « l’esclave africain » se construit progressivement en dévalorisant l’autre à travers les nouveaux enjeux de race, de conquêtes et de domination impériale. Les travaux d’Anne Lafont révèlent combien l’imaginaire occidental est façonné dès le 17e siècle par une esthétique et une idéologie de la suprématie blanche sur les corps noirs. Coiffé d’un turban, le petit « nègre » serviteur apparaît comme un objet de curiosité et de divertissement dont l’humanité même est questionnée et hiérarchisée par le monde scientifique européen.

Johan de la Faille
Portrait de Johan de la Faille, Jan Verkolje, 1674, Musée d’art Wadsworth Atheneum (USA), Domaine public. La famille de la Faille est une famille d’armateur hollandais. Sur ce portrait, Johan de la Faille s’est fait peindre avec un enfant esclavisé et ses chiens. L’enfant en position de soumission regarde son “maître” et tient dans sa main la laisse des chiens, symbole de son assignation et de sa fidélité. L’enfant esclavisé reflète également l’aisance de la famille et ses liens avec la traite esclavagiste et le commerce colonial.

L’empreinte de l’esclavage

En France et en Angleterre, la fin du 18e siècle est marquée par une prise de conscience nouvelle de la condition noire avec une politisation des discours. Les défenseurs de l’esclavage s’opposent aux partisans de l’émancipation. Au mois de février 1788 est créée à Paris la Société des Amis des Noirs. Elle s’inspire des quakers de Philadelphie et de Londres avec sa Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade. Les évènements révolutionnaires inaugurent ainsi la présence en France des premiers hommes noirs impliqués en politique. Jean-Baptiste Belley, dont le portrait est réalisé par le peintre Girodet-Trioson en 1798, est le premier député noir en France, représentant le département du nord de la colonie de Saint-Domingue. Avec Toussaint Louverture, descendant d’esclaves, le général Dumas, peint par Olivier Pichat et Louis Gauffier, est l’une des figures symboliques de l’émancipation des populations noires des empires coloniaux à la fin du 18e siècle. Si l’image des Africains s’humanise à l’aube du 19e siècle à travers quelques modèles d’exception, le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises et son maintien dans les territoires anglais jusqu’en 1833 durcissent les conditions de vie des populations afro-descendantes en Europe dont l’image se dégrade. L’exhibition de Saartjie Baartman, dite la « Vénus hottentote » (Afrique du Sud), dans les cabarets et les salons nourrit les préjugés raciaux. Exhibée dans une cage à Londres en 1810, en Hollande et en France en 1814, elle inspire les vaudevilles et les caricaturistes. Son immense succès attire le regard des naturalistes, dont Georges Cuvier qui récupère son cadavre, popularisant les hypothèses racialistes.

 

 

 

Portrait de Margaretha van Raephorst, Jan Mytens , 1668, © Rijksmuseum, Wikimedia. Margaretha van Raephorst est mariée à Cornelis Tromp, commandant en chef de la marine de la république des Provinces-Unies et de la Marine royale danoise. Sur ce portrait, elle pose avec un enfant esclavisé originaire d’Afrique. Le jeune garçon porte des boucles d’oreille, symbole de son esclavage.

Dans la première moitié du 19e siècle, une place importante est toutefois donnée par les Arts à la dénonciation des horreurs de l’esclavage, particulièrement par les Romantiques. Des artistes engagés comme Théodore Géricault, Félix Martin, William Blake, William Turner, John Simpson, journalistes de leur temps, font le choix d’exposer et de dénoncer, parfois dans de grands formats ou par la gravure, les conditions de vie des captifs africains dans les cales des navires de traite, les châtiments corporels, les révoltes des hommes et des femmes mis en esclavage, les violences, les dérives morales de la société coloniale européenne rompant avec les scènes galantes et idéalisées de la société créole afro-caribéenne de la fin du 18e siècle peintes par Augustino Brunias, Le Masurier ou Grasset de Saint-Sauveur. Pour Marcel Dorigny, les abolitionnistes se sont vite emparés de « ce qui est apparu dès le 18e siècle comme le symbole absolu de la barbarie du commerce des êtres humains, en dénonçant non seulement l’horreur des conditions de ce transport si particulier, mais également l’existence même d’un tel commerce, qui plaçait ceux qui osaient le pratiquer en dehors de l’humanité ». Anne Lafont montre également combien « l’appropriation du corps africain par la culture artistique, visuelle et objectale des Lumières » a conduit le 19e siècle à interroger « l’éventualité d’un basculement d’une radicalisation dans le processus d’imagination et d’héroïsation des Noirs » à l’époque des révolutions atlantiques. La nouvelle place donnée à l’homme noir, désormais symbole de courage et d’espoir pour Géricault dans Le Radeau de la Méduse est à l’encontre de l’image du « nègre » aux traits souvent animalisés, dépouillée de son humanité, sujet de fantasme et de discrimination populaire au siècle des Lumières. Mais un autre imaginaire cohabite en parallèle dans les Arts à travers le développement au 19e siècle de l’Orientalisme qui triomphe au moment où les empires français et britannique règnent progressivement sur le monde. Pour les artistes européens voyageurs, les Africains sont pittoresques au sens premier du terme (Hugh Honour). Les représentations ethnographiques se font de plus en plus précises se faisant parfois l’écho, à travers la presse illustrée, de la « sauvagerie » et de « bizarrerie » de l’Autre qui doit être civilisé et éduqué par les bienfaits de la colonisation. Depuis la Caraïbe, l’image des Africains est, au contraire, floutée avec le développement des vues pittoresques en Jamaïque et en Guadeloupe, en particulier. La souffrance humaine de l’individu mis en esclavage est totalement bannie pour être sublimée esthétiquement par la grandeur de la nature économiquement généreuse rapetissant le corps du travailleur silencieux par un jeu d’échelle écrasant.

 

 

 

Intérieur de la maison familiale de Gerrit Schouten, Jan Steen, 1663, © alamy. Gerrit Schouten est un artiste hollandais ayant vécu au Suriname, alors occupé par les Provinces-Unis. A gauche de ce tableau, un jeune homme noir est représenté en habit de bouffon. Représenté dans une posture maladroite et avec un sourire denté, l’artiste a voulu ainsi le mettre dans une position d’infériorité.

Le poids des préjugés et du racisme scientifique 

Après 1848, les changements de régime politique en France modifient le statut civique des hommes et des femmes afro-descendants des « vieilles colonies » qui deviennent des électeurs et des élus tandis qu’ailleurs « l’indigène » africain colonisé est privé de droit. Depuis la Caraïbe, ce passage est mis en scène, dans la seconde moitié du 19e siècle, à travers le développement de la scène de genre sociale réaliste post-esclavagiste. Pour justifier le modèle impérial, les anciennes colonies d’Amérique affichent désormais à l’Europe, par les images, leur entrée dans la modernité urbaine et le progrès social à travers la presse coloniale illustrée et la littérature de voyage. Une petite communauté noire et métissée s’implante à Paris, à Londres ou encore à Madrid. Appartenant à la bourgeoisie de couleur, certains sont présents pour poursuivre des études universitaires, quelques-uns entrent en politique. Mais la plupart sont issus de milieux pauvres et défavorisés. Une poignée devient célèbre en tant qu’artiste dans des cirques itinérants et des cabarets faisant des tournées européennes. D’autres s’illustrent comme modèles pour les artistes. Mais si les modèles noirs fascinent, la réalité du quotidien des Africains, des Afro-caribéens et Afro-américains en Europe renvoie encore aux préjugés de couleur et à sa hiérarchie humaine. Le racisme scientifique s’ancre, en effet, plus fortement en Europe théorisant la prétendue infériorité biologique des Noirs à travers le succès des écrits de Gobineau, Blumenbach ou Langlebert. À partir des années 1870, les exhibitions d’êtres humains se multiplient à Berlin, Londres ou encore à Paris à travers le concept vendeur des « villages nègres » et des « spectacles zoologiques ». Une véritable industrie se met en place dirigée par des entrepreneurs privés qui profitent de l’engouement occidental autour des expositions pour faire le commerce de leurs attractions. Dans les scénarios des producteurs, le « primitif » est présenté comme un être peu civilisé, à l’instinct sauvage, aux mœurs naturelles et enfantines. Devenue un support commercial distrayant, l’image stéréotypée de l’Africain se popularise dans les foyers par l’essor de la photographie, des chromos publicitaires et, au début du 20e siècle, de la carte postale. Pour l’Occidental médusé, « l’Autre » africain incarne le miroir inversé du progrès et de la civilisation.

 

 

 

Le radeau de la méduse, Théodore Géricault, 1819, Musée du Louvres, © Commons Wikimedia

Construire des imaginaires noirs

Les travaux de Pap Ndiaye ont révélé combien la période de l’entre-deux-guerres est charnière dans l’émergence d’une identité noire, avec des phénomènes de résonances et de jeux de miroirs particulièrement entre Paris et les États-Unis. Il met en lumière les échanges intellectuels, politiques et culturels entre les populations noires d’Afrique, de la Caraïbe et des Amériques. L’imaginaire noir, dans toute sa diversité, mais aussi ses fantasmes et ses préjugés, bénéficie de supports de communications populaires tels que les expositions coloniales (Paris, Londres, Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Porto, Gênes, Naples, Dresde), les cabarets ou encore le tourisme de croisière. Le rôle des artistes-peintres et des photographes, en mouvement continu dans les Empires, est majeur dans la circulation d’une esthétique coloniale impérialiste. Mais depuis la France, les Antilles et la Guyane font le choix de sortir de l’imaginaire de la « sauvagerie » et du primitivisme de l’Homme noir façonné par l’univers esclavagiste et colonialiste pour, au contraire, se construire, dès la fin du 19e siècle, une image de « vieilles colonies » citoyennes, civilisées, tournées vers le progrès, l’éducation et la méritocratie républicaine. L’image régionaliste de l’Antillaise et la Guyanaise, arpentant un costume traditionnel spécifique (par opposition à la nudité sauvage) devient le symbole et l’argumentaire d’une politique assimilationniste française qui cherche à convaincre ses électeurs des bienfaits de trois cents ans de colonisation pour justifier celle-ci dans l’Empire. La célébration des fêtes du Tricentenaire du rattachement des Antilles et de la Guyane à la France marque le triomphe de l’imaginaire impérialiste républicain et de la conceptualisation d’une vision touristique pour la Caraïbe.

 

 

 

Modèle Joseph
Étude du modèle Joseph, 1818, Musée J. Paul Getty, Los Angeles, © Flickr

Sortir des stéréotypes

C’est dans ce contexte de soumission des peuples, pleinement institutionnalisée en Europe, qu’une pensée noire et métisse, alternative, subversive et anticolonialiste émerge sous la plume de Gilbert Gratiant, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, les sœurs Nardal ou encore Léon-Gontran Damas. Le rejet du modèle impérialiste est essentiellement articulé par l’intelligentsia émergente noire formée, pour beaucoup, d’intellectuels présents pour faire leurs études dans les grandes capitales : Paris, Londres, Madrid deviennent progressivement des centres de l’activisme international. Pour l’historienne de l’art Veerle Poupeye, les années 1930 constituent une période charnière correspondant à l’âge d’or du nationalisme à l’échelle mondiale. Une révolution esthétique est en marche depuis Harlem (à travers sa Renaissance) et les Grandes Antilles qui a pour vocation de sortir l’image de l’Homme noir des stéréotypes raciaux dégradant par une réappropriation positive et valorisante de l’identité culturelle africaine. Dans la Caraïbe, cette révolution des images et des imaginaires s’épanouit à partir de la Seconde Guerre mondiale à travers l’essor du panafricanisme à la Jamaïque ou encore la négritude césairienne anticolonialiste portée par le surréalisme d’André Breton, puis, à partir des années 1980, avec L’éloge de la créolité d’Édouard Glissant, Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau avec leur retentissement respectif sur le Monde.

 

 

 

Pour aller plus loin

🔶  Anne Lafont, « La représentation des Noirs : quel chantier pour l’histoire de l’art ? », Perspective [Online], 1 | 2013. Consultable en ligne: ICI 

🔶 Dossier BNF – La figure du Noir dans l’art occidental: représentation, imaginaire et réappropriation: ICI 

🔶Race: représentation dans l’Empire colonial français in Race, Journal 18, issue 13, printemps 2022: ICI

 

 

 

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À propos de l’auteur

 

Christelle Lozère est maître de conférences en histoire de l’art à l’Université des Antilles et co-responsable de l’équipe FRACA (UMR LC2S). Elle est l’auteur de Bordeaux colonial (Ed. Sud Ouest 2007), de La Croisière du Tricentenaire des Antilles et de la Guyane (Hémisphères, Maisonneuve & Larose, 2022) et d’une quarantaine d’articles sur l’histoire de l’art colonial, des Antilles et de la Caraïbe en contexte esclavagiste et post-esclavagiste (XIXe siècle – 1946). Prix du Musée d’Orsay 2011 pour sa thèse soutenue à l’Université Bordeaux III, elle a été également chercheuse invitée à l’INHA, au Clark Art Institute (EU) et à la Villa Vassillieff.

Bibliographie

DORIGNY, Marcel, Arts & Lettres contre l’esclavage, Éditions Cercle d’Art, 2018, p. 14.

LAFONT, Anne, L’art et la race. L’Africain (tout) contre l’œil des Lumières, Paris, Les Presses du réel, 2019.

LOZÈRE Christelle, La croisière du Tricentenaire des Antilles et la Guyane, Construction d’un imaginaire atlantique, Hémisphères, Maisonneuve et Larose, 2022.

NDIAYE, Pap, La condition noire. Essai sur une minorité française, Gallimard, 2009.

POUPEYE, Verle, Caribbean Art, London, Thames and Hudson, 1998.

HONOUR, Hugh, L’image du Noir dans l’art occidental. De la révolution américaine à la première guerre mondiale, traduit de l’anglais, Paris, Gallimard, 1989.

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