May 10, 2023
Éric Schnakenbourg
La race est une construction sociale et historique fondée sur un imaginaire qui distribue l’humanité en humanités. Elle est une assignation qui fixe les individus dans des catégories dont ils ne peuvent s’extraire. Elle est l’élément central de l’ordonnancement du monde atlantique à partir du 16e siècle.
Les Européens prennent conscience très tôt de la diversité humaine, puisqu’il y a des Noirs en Europe depuis l’Antiquité. À la fin du 15e siècle, certaines villes européennes comptent une part significative de Noirs parmi leurs habitants, comme Lisbonne où ils auraient été environ 10 % de la population. Le terme de race est alors utilisé pour désigner un lignage, une généalogie. C’est sur ce fondement que se développe dans la péninsule Ibérique au 16e siècle, l’idée d’une transmission transgénérationnelle « d’impuretés » par le sang, telles que l’hérésie, l’esclavage ou encore le fait d’avoir eu des ancêtres musulmans ou juifs. Ce que l’on appelle alors la pureté de sang (limpieza de sangre) est une condition nécessaire pour accéder à certaines charges et dignités. « L’infection du sang » impose un déterminisme aux individus en raison de leur généalogie. C’est sur ce fond ancien que cristallise l’idée de race au 17e siècle pour s’étendre et désigner un groupe d’individus présentant des caractéristiques physiques communes auxquelles sont associées des capacités et des incapacités. Cette évolution est indissociable de l’essor de la traite atlantique et de l’esclavage.
Il faut distinguer « les races » et « la race ». L’usage du terme au pluriel relève de la biologie et de la génétique. Il repose sur l’idée d’aptitudes prédéterminées d’êtres vivants distingués en fonction de leur aspect. Or, chez les humains, aucun groupe de population, n’est prédestiné à échouer ou à réussir dans un domaine particulier. Il n’y a pas de rapport entre l’apparence d’un ensemble de personnes et leurs capacités physiques ou intellectuelles. Si, en effet, elles peuvent varier ce ne sera qu’à l’échelle individuelle et non collective. C’est pourquoi parler de races humaines n’est pas recevable. En revanche, « la » race désigne un fait social, une catégorie analytique qui offre une clé de compréhension des processus d’assignation, de relégation et de domination, mais aussi d’exclusion ou de ségrégation. La race est donc une construction socioculturelle qui est familière aux hommes des 17e et 18e siècles. C’est un prisme leur permettant d’organiser le monde dans lequel ils vivent. À ce titre, l’idée de race est centrale dans l’histoire des sociétés américaines qui sont, et demeurent, profondément marquées par les questions raciales car leurs territoires ont tous connu, mais à des degrés divers, l’esclavage racialisé.
Certains historiens n’utilisent pas le terme de race et lui préfèrent le « préjugé de couleur ». Tout d’abord, il faut observer que le terme race est d’un usage relativement courant dès le 17e siècle ; ensuite, il rend mieux compte du rapport entre la couleur et la nature des individus permettant ainsi de séparer les humanités. La couleur de peau est l’élément déterminant de la race qui sert très tôt aux distinctions discriminantes et disqualifiantes. Mais jusqu’au début du 17e siècle, pour les Européens, elle n’est pas considérée comme un obstacle insurmontable à l’inscription dans un processus de civilisation. Portés par l’universalisme chrétien, les missionnaires pensent que l’évangélisation et l’éducation peuvent permettre aux populations amérindiennes de progresser, voire de parvenir à une certaine assimilation.
La racialisation passe par la couleur de peau qui est un élément immédiatement remarquable dont un individu ne pourra jamais se défaire. Comme elle lui est transmise, elle le dépasse en tant que personne et le rattache à une lignée, à une race au sens ancien du terme. C’est pourquoi la couleur de la peau est le marqueur de stigmatisation le plus pérenne. Les substantifs « blancs » et « noirs » pour désigner des groupes d’individus commencent à se diffuser au cours du 17e siècle. Aux Antilles, le développement de la traite et de l’esclavage a pour effet de confondre des individus d’origines diverses et de cultures différentes en raison de leur couleur de peau et de créer une catégorie propre : les Noirs. Cette assignation est doublée d’une assimilation à la condition servile. Dans les dictionnaires et les encyclopédies du 18e siècle, les termes « noir » et « nègre » sont synonymes d’esclaves. La couleur de peau (noire) se double d’une identité sociale (esclave), ce qui produit le « nègre ». Les carences intellectuelles prêtées aux Noirs, ainsi que leur sauvagerie, leur incapacité à avoir accès à la raison autant que leur penchant supposé pour le péché et le vice semblent les désigner tout naturellement pour l’esclavage. Cela d’autant plus que, dans cette perspective, il sont réputés plus résistants aux conditions de travail sur les plantations. Le Noir est donc un esclave par nature, essentialisé dans une condition servile à laquelle il n’a que peu de chance d’échapper.
La réduction de la race à la couleur de peau produit de fausses certitudes car, dans le monde américain, les hommes ne se répartissent pas clairement entre Blancs et Noirs. Il arrive, à New York par exemple, que certains Espagnols à la peau sombre soient confondus avec des Africains et mis en esclavage. Mais le vrai défi à la classification raciale est le métissage.
Le métissage est fort fréquent au 16e siècle dans le monde américain, en raison du petit nombre de femmes européennes vivant sur place. Mais il commence à être condamné au 17e siècle et surtout au 18e siècle. Il y a alors une multiplication des interdictions des mariages et des relations intimes entre Blancs et Noirs dans les colonies françaises et anglaises. Cependant, le métissage n’en demeure pas moins une réalité. Aux Antilles, tout particulièrement, il est considéré comme un élément perturbateur de l’ordre racial qui est au cœur des sociétés esclavagistes. La fixité de la race, qui permet de distribuer la place de chacun, est également mise à mal par l’augmentation du nombre de libres de couleurs parmi lesquels il y a de nombreux métis. L’ordre juridique, distinguant esclaves et libres, se trouve débordé par l’ordre social organisé autour de la barrière de couleur. Elle s’impose comme la ligne de fracture fondamentale des sociétés coloniales, car le Noir ou le Métis, sont irrémédiablement associés à l’esclave.
L’affranchissement n’exonère pas du déterminisme de la race, la marque de la servilité passant de génération en génération. C’est pourquoi il y a chez les colons une crispation généalogique autour de l’obsession de la pureté raciale et de la blancheur qui sont au fondement du prestige social. Le moindre soupçon d’avoir un ascendant « sang-mêlé » peut ruiner une réputation. L’importance de la blancheur se retrouve dans l’apparition d’une nomenclature pour désigner la distance avec l’ancêtre noir chez les personnes métisses (« mulâtres » (un parent noir, un parent blanc), « quarterons » (un grand parent noir, trois grands parents blancs), « grifs » (trois grands parents noirs, un grand parent blanc), « mamelouques » (un ancêtre noir, sept ancêtres blancs), « marabous » (sept ancêtres noirs, un ancêtre blanc), etc.). Ce type de classification combinant la couleur de la peau et la généalogie crée l’illusion d’une société bien ordonnée et clairement hiérarchisée au prisme de la blancheur dans laquelle chacun demeure à sa place. Si la question raciale est une réalité vécue en Amérique elle est aussi l’objet d’interrogations de nature scientifique.
Les causes de la diversité humaine sont très précocement un objet d’interrogation. Dès le début du 17e siècle, des médecins européens mènent des recherches pour comprendre les causes de la couleur de peau des Africains. L’interprétation environnementaliste prévaut longtemps, en particulier la chaleur excessive du soleil. À partir du début du 18e siècle, la remise en cause progressive de l’influence des conditions climatiques laisse la place à des considérations davantage médicales et anthropologiques. L’une des interrogations récurrentes porte sur l’unicité ou la pluralité des origines de l’homme. Pour le naturaliste Buffon, tous les hommes ont la même origine. Mais ils présentent des « variétés » car plus ils vivent proche du Pôle ou de l’équateur, plus ils dégénèrent. Le brunissement de la peau est considéré comme la manifestation la plus visible de l’amoindrissement des capacités intellectuelles. D’autres comme Voltaire, pensent que les Hommes ont des origines différentes et qu’ils ne proviennent pas d’un seul et même noyau, si bien que les races humaines sont véritablement séparées.
La question des races s’intègre à la réflexion des Lumières sur la place de l’Homme dans la nature qui mobilise autant les naturalistes que les philosophes. Leurs travaux aboutissent à louer les qualités naturelles intrinsèques des Européens, et donc la blancheur, pour reléguer les Noirs aux rangs inférieurs de l’humanité. L’idée de race permet une hiérarchisation jusqu’à la confluence avec les créatures les plus évoluées du monde animal, comme les orangs-outans. L’idée d’une gradation de l’animal à l’Homme se retrouve dans l’anthropométrie crânienne, en vogue à partir de la fin du 18e siècle. Elle est supposée permettre de comprendre, à partir de mesures empiriques, les différences d’intelligence et de capacités entre les groupes humains, annonçant ainsi le racisme biologique du 19e siècle.
Les L’idée de race est avant tout une construction sociale élaborée pour ordonner la diversité humaine. En ce sens, elle est une grille de lecture du monde. Elle ne peut être pensée sans impliquer une hiérarchie sur la foi des capacités des uns qui sont niées aux autres. Elle inscrit de manière indélébile des qualités, des aptitudes et des caractères moraux qui se transmettent au fil des générations. Dans le contexte atlantique, elle renvoie à un statut de dominé au nom d’une infériorité naturelle qui ne saurait être, précisément parce qu’elle est naturelle, compensée par l’éducation. Les uns la subissent sans pouvoir s’en extraire, alors que les autres ne font que profiter d’une situation de fait. La pensée raciale nie la possibilité du progrès par une assignation héréditaire fondée sur la couleur de la peau considérée comme un critère incontestable de différenciation. Chacun n’est qu’un exemplaire de sa race, nié dans sa singularité en raison d’une assignation irréversible à un groupe particulier. En ce sens, au moins autant que la couleur proprement dite, c’est la généalogie qui fait d’individus des « Noirs ».
À propos de l’auteur
Bibliographie
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