7 Juin, 2023
Aurora Almada e Santos
La présence d’esclaves africains est un trait caractéristique de la société portugaise que de nombreux voyageurs soulignent dans leurs récits. Leur nombre augmente au fil du temps, bien qu’il ne soit pas encore possible d’avoir une idée précise de leur pourcentage par rapport à la population portugaise. Ils sont chargés des tâches de la vie quotidienne, ainsi que des activités économiques, contribuant à augmenter les revenus de leurs propriétaires.
Avant même que le Portugal ne joue un rôle de pionnier dans la traite atlantique, la présence d’esclaves est déjà ancrée dans le tissu social du pays. Le Portugal a l’habitude de recourir à une main-d’œuvre servile, principalement des musulmans de la région méditerranéenne, mais l’expansion maritime amène un nombre important de captifs dans le pays. Ces derniers débarquent au Portugal, non seulement par le biais de la traite atlantique, mais aussi par l’intermédiaire de particuliers qui, après avoir vécu à l’étranger, ramènent avec eux les captifs qu’ils possèdent à leur retour au pays.
Les esclaves commercialisés au Portugal dans le cadre de la traite atlantique arrivent d’abord en nombre important dans les ports algarviens, les plus au Sud du Portugal, notamment à Lagos en 1444. Mais, à partir des années 1480 et jusqu’au 16e siècle, Lisbonne devient le principal port d’entrée au Portugal. Lisbonne est un pôle de consommation d’esclaves, mais aussi un lieu d’accueil et de redistribution des captifs vers d’autres villes portugaises et vers l’étranger, à savoir la Castille et l’Aragon.
Le commerce des esclaves est très rentable en termes de taxes pour la couronne portugaise, qui encourage cette pratique. Ce commerce est supervisé par l’administration d’outre-mer depuis qu’en 1486, le roi D. João II a établi à Lisbonne la Casa dos Escravos (“Maison des esclaves”). Située au cœur de la ville, la Casa dos Escravos est chargée de recevoir toutes les cargaisons de captifs et d’accélérer leur estimation, leur taxation et leur vente. Par la suite, la couronne transfère les tâches de la Casa dos Escravos à la Casa da Guiné e da Mina (Maison de la Guinée et de la Mine).
La plupart des esclaves importés au Portugal sont originaires d’Afrique subsaharienne et proviennent d’Arguin, du Cap Vert, de Guinée, de Sao Tomé-et-Principe, du Benin, de Saint-George-de-la-Mine, d’Angola et du Mozambique. La traite au Portugal concerne également des personnes originaires d’Asie, à savoir du Gujarat, de Cannanore, de Malabar, de Ceylan, du Bengale, de Pegu, de Sion, de Java, de Chine et du Japon. Les Amérindiens font également l’objet d’un commerce au Portugal, mais en nombre limité.
Différents acteurs prennent part au commerce d’esclaves vers le Portugal, notamment des monarques, des fonctionnaires, des armateurs, des équipages de navires, des marchands (portugais et étrangers), des nobles et des membres du clergé. En ce qui concerne le nombre de captifs expédiés au Portugal, les informations ne sont pas encore totalement répertoriées. Selon des informations extraites des données du Corpo Cronológico and Núcleo Antigo, en 1519, la Casa da Mina e Índia reçoit 1496 captifs en provenance d’Arguin. En se basant sur le Livro de Receita da Renda das Ilhas de Cabo Verde de 1513 a 1516, au cours du 16e siècle, le Portugal en reçoit en moyenne 1 000 par an en provenance du Cap Vert. Selon le Corpo Cronológico, entre 1525 et 1527, Sao Tomé-et-Principe envoie 555 esclaves au Portugal. Selon les estimations, le Portugal en reçoit entre 2000 et 3000 par an en provenance de différents endroits au cours du 16e siècle (António de Almeida Mendes, 2004, p.26).
En ce qui concerne le volume de la traite de Lisbonne vers d’autres villes européennes, là encore, les données sont éparses. Il existe quelques sources sur la manière dont Lisbonne fournit des esclaves par mer et par terre à d’autres endroits de la péninsule Ibérique. Les Portugais, mais aussi les étrangers vivant au Portugal et à l’étranger, participent à ce commerce. En 1510, Alonso Cáceres, un marchand d’origine castillane, expédie 228 captifs de Lisbonne à Valence. Deux ans plus tard, Diego Ferrandiz, marchand à Lisbonne, envoie 25 esclaves à vendre dans la même ville. En 1513, Diego de Aranda et Cristóbal de Aro, marchands de Burgos qui vivaient à Lisbonne, exportent 159 esclaves également vers Valence (Vicenta Cortés Alonso, 1964, p. 401, 424, 434-435).
En marge de ce commerce à grande échelle, les esclaves font l’objet de petites commandes passées par des particuliers aux équipages des navires. De même, les Portugais vivant à l’étranger, par exemple au Cap Vert et à Sao Tomé, peuvent envoyer des captifs pour qu’ils soient vendus au Portugal et à l’étranger. Les fonctionnaires et les équipages de navires jouissent du privilège de transporter gratuitement au Portugal une poignée d’esclaves qu’ils revendent par la suite.
Les récits relatant l’arrivée des esclaves au Portugal indiquent qu’ils sont entassés sur le pont des navires, nus, enchaînés et mal nourris. Après le débarquement, les fonctionnaires royaux ou les marchands, qui ont un contrat avec la couronne pour se charger de la vente, organisent leur mise en vente publique. Les captifs peuvent être vendus aux enchères, en groupes ou isolés. Les acheteurs potentiels peuvent les examiner, les toucher et les faire bouger pour se rendre compte de leur état physique. Une fois vendus, les captifs deviennent la propriété privée des marchands, des agriculteurs, des militaires, des fonctionnaires, des prêtres et des familles nobles. Des institutions, comme les couvents, les monastères, les patronages, les confréries et les hôpitaux, ont également détenu des captifs.
Les récits historiques de parcours de captifs africains sont des éléments clés pour comprendre la présence de personnes mises en esclavage au Portugal. Décrit dans les sources par son nom portugais, Francisco, un Wolof, est devenu au milieu du 16e siècle un captif des Maures de Xarife au cours d’une guerre menée contre son peuple. Transporté à Arguin, il est ensuite vendu au capitaine portugais Jerónimo Sardinha, qui l’emmène au Portugal. À la Casa da Índia, il change de propriétaires et devient l’esclave de Bartolomeu Esteves.
La présence d’esclaves au Portugal est visible principalement dans les zones urbaines et les endroits proches de la mer, comme Lisbonne, Évora, Braga et Setúbal, ainsi que dans les régions du Ribatejo et de l’Alentejo (dans l’arrière-pays de Lisbonne) et de l’Algarve (région la plus au Sud du Portugal). Selon certaines estimations de Cristóvão Rodrigues de Oliveira, un représentant de l’Archevêque de Lisbonne, en 1551, les Africains représentent 10 % de la population de Lisbonne, soit 9 950 des 100 000 habitants de la ville. En Algarve, dans les 8 paroisses de la région, les Africains mis en esclavage représentent 8,4 % des baptisés au 16e siècle. Dans le Ribatejo et les villages proches de Setúbal, toujours au 16e siècle, le nombre d’esclaves baptisés est similaire, allant de 6 à 9 % de la population. Dans l’Alentejo, leur nombre est de 5 %. Dans le nord du Portugal, les esclaves sont beaucoup moins nombreux, à l’exception de la ville de Porto où les captifs représentent 6 % des baptisés en 1540. Sachant que toutes les personnes mises en esclavage ne reçoivent pas le baptême, ces chiffres sont en deçà de la réalité et il est probable que le pourcentage de captifs parmi la population portugaise au 16e siècle soit plus élevé.
Les Africains en situation d’esclavage accomplissent différentes tâches quotidiennes, telles que les activités domestiques, notamment la cuisine, le nettoyage, la lessive et le transport de l’eau. En outre, ils sont au service des intérêts économiques de leurs propriétaires et, selon les régions, leurs activités peuvent nécessiter un certain niveau d’expertise. Dans les régions proches du Tage, ils sont utilisés comme bateliers pour approvisionner Lisbonne en marchandises. L’agriculture étant dominante dans la région de l’Alentejo, les esclaves travaillent la terre et sont employés dans l’élevages de bétails. Dans les villes, ils accroissent les revenus de leurs propriétaires en travaillant comme charpentiers, maçons, forgerons, potiers, tisserands, vendeurs, couturiers, pêcheurs, etc. Les propriétaires louent également leurs esclaves pour des travaux publics, plus précisément le nettoyage et l’entretien des rues et des trottoirs.
Les propriétaires ont l’obligation de baptiser les captifs, même si ceux qui ont plus de 10 ans peuvent refuser le sacrement. Les descendants de ces derniers doivent également recevoir le baptême, sans possibilité de le refuser. L’Église autorise le mariage entre esclaves, mais parfois les propriétaires ne facilitent pas cette pratique car elle peut limiter leur liberté à disposer d’eux. D’autres propriétaires, au contraire, sont favorables au mariage car les couples peuvent avoir des enfants et augmenter ainsi leur patrimoine. Il n’est pas rare non plus que les propriétaires encouragent la reproduction, afin d’avoir de la main-d’œuvre servile supplémentaire ou des esclaves à vendre.
Outre la privation de liberté et les mauvais traitements qu’ils subissent, les esclaves sont soumis à diverses règles limitant leur vie quotidienne. Ils ne peuvent exercer que certaines activités. Par exemple, la fabrication d’épées n’est possible que sous la direction d’un professionnel libre. À Lisbonne, les esclaves n’ont le droit de prendre de l’eau qu’aux fontaines signalées à leur usage, qui sont différentes de celles réservées à la population blanche.
Les esclaves non baptisés sont exclus par les autorités portugaises des modes d’enterrement classiques. En 1515, le roi D. Manuel Ier ordonne la construction du Poço dos Negros (Fosse des Noirs) où les corps des esclaves décédés sont jetés. Jusqu’alors, les corps étaient jetés dans un tas de fumier à un endroit appelé Cruz de Pau (Croix de bois), utilisé pour les châtiments.
Les hommes et les femmes mises en esclavage sont en outre exclus des institutions religieuses, ce qui les incite à créer leurs propres espaces de dévotion et de protection sociale. La Confraria da Nossa Senhora do Rosário dos Homens Pretos (Confrérie de Notre-Dame du Rosaire de l’Homme Noir) est la première institution de ce type à voir le jour au Portugal.
Avec le temps, de nombreux esclaves sont affranchis, vivent et travaillent dans la ville de Lisbonne. L’augmentation de la population d’origine africaine conduit à la création, en 1593, du Bairro do Mocambo (quartier de Mocambo), nommé d’après un mot angolais signifiant petit village ou lieu de refuge. L’existence de ce quartier, situé à la périphérie de la ville, indique à la fois la présence d’esclaves mais aussi d’affranchis parmi la population de la ville.
Les esclaves et les affranchis ont apporté une contribution significative à l’histoire du Portugal, en termes de culture, de vie sociale et de coutumes. Certains d’entre eux connaissent une ascension sociale, comme João de Sá, un esclave qui, après avoir été au service d’un noble, travaille à la cour du roi D. João III. En raison de son sens de l’humour, D. João III lui accorde la liberté et le Hábito da Ordem de Cristo (Habit de l’Ordre du Christ), une haute distinction honorifique.
Au milieu du 16e siècle, le nombre de captifs expédiés au Portugal diminue par rapport à ceux envoyés sur le continent américain. Bien qu’à un degré moindre, l’importation d’esclaves au Portugal se poursuit jusqu’en 1761, lorsque Sebastião José de Carvalho e Mello, alors Secrétaire d’État aux Affaires Intérieures du roi D. José Ier, interdit l’entrée de nouveaux captifs dans le pays. Par la suite, en 1773, il décide que les enfants des hommes et femmes esclaves sont libres, abolissant pratiquement l’esclavage au Portugal. Mais ces décisions ne mettent pas fin à l’existence d’esclaves, qui continuent à faire partie de la société portugaise jusqu’au 19e siècle.
Antonio de Almeida Mendes. “Esclavage et Race au Portugal: Une Expérience de Longue Durée” in Esclavages et Subjectivités dans l’Atlantique Luso-Brésilien et Français (XVIIe-XXe Siècles), dir. Myriam Cottias et Hebe Mattos. Marseille: OpenEdition Press, 2016. Consultable en line: ICI
Comité Portugais du Projet UNESCO “Les Routes des Personnes mises en esclavage”. Consultable en ligne: ICI
Six épisodes de l’émission radio Quinta Essência with Arlindo Manuel Caldeira sur l’esclavage au Portugal. Consultables en ligne: Ep. 1, Ep. 2, Ep. 3, Ep. 4, Ep. 5, Ep. 6
À propos de l’auteur
Aurora Almada e Santos est chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine de la Nouvelle Université de Lisbonne, une institution de premier plan dans l’étude de l’histoire contemporaine portugaise. Ses recherches portent principalement sur la décolonisation portugaise, plus précisément sur la dimension internationale de la lutte pour l’autodétermination et l’indépendance des colonies africaines portugaises. Ses activités de recherche actuelles comprennent la publication d’articles et de chapitres de livres, l’organisation de publications et de conférences, ainsi que l’enseignement de cours liés à l’histoire africaine.
Bibliographie
Jorge Fonseca. “A Historiografia sobre os Escravos em Portugal” in Cultura: Revista de História e Teoria das Ideias, vol. 33, 2014, p. 191-218. Consultable en ligne: ICI
Jorge Fonseca. Escravos e Senhores na Lisboa Quinhentista. Lisboa: Tese de Doutoramento em Estudos Portugueses, defendida na Faculdade de Ciências Sociais e Humanas da Universidade Nova de Lisboa, 2008, p. 682. Consultable en ligne: ICI
Isabel Castro Henriques. Os «Pretos do Sado». História e Memória de uma Comunidade de Origem Africana (Séculos XV-XX). Lisboa: Colibri, 2020, p. 307.
Isabel Castro Henriques. Roteiro Histórico de uma Lisboa Africana. Séculos XV-XXI. Lisboa: Alto Comissariado das Migrações, 2019, p. 108. Consultable en ligne: ICI
Isabel Castro Henriques. Os Africanos em Portugal: História e Memória (Séculos XV a XXI). Lisboa: CPPURE, 2011.
Vicenta Cortés Alonso. La Esclavitud en Valência durante el Reinado de los Reyes Católicos ( 1479-1516). Valencia: Ayuntamiento, 1964.
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