L’absence de lieux de mémoire au Portugal

April 14, 2023

Aurora Almada e Santos

Le Portugal compte de nombreux lieux qui rappellent l’implication du pays dans la traite transatlantique. Néanmoins, la préservation et l’identification comme lieux mémoriels de ces sites n’a pas été une priorité. Un ensemble de facteurs explique cette absence de lieux de mémoire, contribuant à occulter le rôle joué par le pays dans la traite transatlantique.

Expliquer l’absence de lieux de mémoire

Le Portugal est réputé pour l’absence de mise en valeur des sites et lieux de mémoire de la traite atlantique. Si les références (statues, monuments, noms de rues, etc.) à l’expansion maritime et à la colonisation ne manquent pas, le rôle prépondérant joué par le Portugal dans l’esclavage outre-Atlantique n’a pas été reconnu dans l’espace public. Ce n’est que récemment, en 2010, qu’un musée du marché aux esclaves est devenu réalité à Lagos (ville portuaire de l’extrême sud-ouest du Portugal), le premier monument à évoquer la participation du pays au commerce des personnes mises en esclavage. Bien que le récit qu’il présente ait été critiqué, le Musée du Marché aux Esclaves est unique au Portugal puisque l’initiative, portée par un groupe de la société civile à Lisbonne, de créer un mémorial en hommage au personnes mises en esclavage ne s’est pas encore concrétisée.

Au regard de la situation dans d’autres pays, notamment au Royaume-Uni où se trouve le Musée International de l’Esclavage, comment expliquer la singularité de l’absence de lieux de mémoire au Portugal ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre que l’époque de l’expansion portugaise, au cours de laquelle la traite atlantique a débuté, continue aujourd’hui d’être perçue sous un jour positif. Le courant de pensée dominant au Portugal conçoit la période de l’expansion maritime comme l’âge d’or de l’histoire portugaise. 

Cette compréhension est en grande partie le résultat de l’instrumentalisation de cette partie de l’histoire par les différents régimes politiques portugais au cours des siècles. L’une des plus frappante de ces instrumentalisations eu lieu pendant la dictature de droite de l’Estado Novo (Nouvel État) qui a gouverné le Portugal entre 1933 et 1974. Même après presque 50 ans de démocratie, l’expansion maritime portugaise continue d’être évoquée par les hommes politiques comme une référence, notamment lors d’événements publics. Les exemples sont innombrables, mais il suffit de mentionner que lorsque le Portugal a organisé le championnat d’Europe de football en 2004, les cérémonies d’ouverture et de clôture ont présenté des caravelles, symboles de l’expansion portugaise.

 

Atlantic slave trade Slave trade transatlantic history, Plantation by Kiluanji Kia Henda
"Plantation", by Kiluanji Kia Henda, © Djass - Associação de Afrodescendentes Projet artistique sélectionné pour la construction du Mémorial des personnes mises en esclavage, qui sera érigé au Largo José Saramago (connu sous le nom de Campo das Cebolas) dans le centre historique de Lisbonne

L’absence de lieux de mémoire concernant la traite atlantique est d’ailleurs à mettre en lien avec la quasi inexistence de débat dans la société portugaise concernant le rôle du pays dans l’expansion maritime, le colonialisme et la décolonisation. Certains commentateurs, universitaires et politiciens de gauche attirent de temps à autre l’attention du public sur le sujet, qui reste toutefois largement en dehors des préoccupations principales de la société portugaise. Le peu de débat qui existe est parfois alimenté par des événements survenus dans d’autres pays, tels que des excuses présentées pour les massacres de l’époque coloniale, l’enlèvement de monuments associés au passé colonial et la restitution des objets d’arts pillés dans les colonies.

Ce débat restreint résulte du fait que l’histoire de l’expansion portugaise, du colonialisme et de la décolonisation reste imparfaitement comprise par la majeure partie de la population. Le programme pédagogique des écoles portugaises n’offre pas une compréhension globale de la manière dont le pays s’est engagé dans la traite esclavagiste, le travail forcé, les massacres et de nombreuses autres formes de violence infligées aux populations dominées par le Portugal. Les étudiants ont un programme qui reste largement attaché à une perspective à sens unique, sans reconnaître les multiples dimensions de la participation du pays à l’expansion, au colonialisme et à la décolonisation

Il convient également d’ajouter que le Portugal n’a pas été confronté à de fortes demandes de reconnaissance du rôle du pays dans la traite transatlantique esclavagiste. Bien qu’il y ait des demandes, notamment de la part d’universitaires, pour que le Portugal présente des excuses pour avoir permis, encouragé et profité de la traite, et prenne des mesures de réparations financières, les voix qui se sont élevées dans ce sens n’ont pas pris suffisamment d’ampleur. Jusqu’à présent, le Portugal n’a pas encore suivi l’exemple d’autres pays, dont le plus récent est celui des Pays-Bas, qui ont présenté leurs excuses pour avoir participé à la traite atlantique esclavagiste.

 

 

 

Atlantic slave trade Slave trade transatlantic history, Engraving of Lisbon, in Civitates Orbis Terrarum c. 1596
Lisbonne, port et le Tage, in Civitates Orbis Terrarum c. 1596, Georg Braun et Franz Hogenberg, © Alamy.

Exemples de lieux dont la mémoire peut être préservée

Cette mise en contexte permet de comprendre la faible représentation de la traite esclavagiste dans l’espace public au Portugal. Cette situation est d’autant plus surprenante que les lieux de mémoire ne manquent pas. Les ports portugais, à Lisbonne mais aussi en Algarve (région la plus au Sud du Portugal) par exemple, d’où partaient les navires négriers pour transporter de force les captifs africains à travers l’Atlantique, font partie de ces lieux. De même, dans les espaces connus pour avoir accueilli des personnes mises en esclavage, comme Lisbonne et les régions de l’arrière-pays du Ribatejo, de l’Alentejo et de l’Algarve, des sites historiques peuvent également être sélectionnés pour accueillir des mémoriaux.

Une autre perspective à explorer est celle des sites construits ou transformés grâce aux bénéfices issus de la traite esclavagiste, comme par exemple la Quinta do Relógio (Villa de l’Horloge) à Sintra, également connue sous le nom évocateur de Quinta do Conde de Monte Cristo (Villa du Comte de Monte Cristo). Datant du18e siècle, la villa a été acquise dans les années 1850 par Manuel Pinto da Fonseca. Il a été surnommé le comte de Monte Cristo en raison de son enrichissement rapide dû à sa participation à la traite transatlantique.

Translate by Christine Renard

Pour aller plus loin :

🔶 L’initiative “Histoires contestées”. “Musée du Marché aux Esclaves au Portugal” : Contested Histories Case Study, #130, June 2022. Peut être consultée en ligne: ICI 

🔶 Djass: Associação de Afrodescendentes Lisboa. Memorial de Homenagem às Pessoas Escravizadas. Peut être consulté en ligne: ICI 

🔶Programme radio O Fim da Meada sur le mémorial pour les personnes mises en esclavage qui doit être construit à Lisbonne. Peut être consulté en ligne: ICI 

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À propos de l’auteur

 

Aurora Almada e Santos est chercheuse à l’Institut d’histoire contemporaine de la Nouvelle Université de Lisbonne, une institution de premier plan dans l’étude de l’histoire contemporaine portugaise. Ses recherches portent principalement sur la décolonisation portugaise, plus précisément la dimension internationale de la lutte pour l’autodétermination et l’indépendance des colonies africaines portugaises. Ses activités de recherche actuelles comprennent la publication d’articles et de chapitres de livres, l’organisation de publications et de conférences, ainsi que l’enseignement de cours liés à l’histoire africaine.

Bibliographie

Aurora Almada e Santos, “Portugal e a Limitada Reflexão sobre o seu Passado Colonial” in Gerador: Plataforma Independente de Jornalismo, Cultura e Educação, 30 Setembro 2022. Peut être consulté en ligne: ICI 

Isabel Castro Henriques. Os Africanos em Portugal: História e Memória: Séculos XV-XIX. Lisboa: Comité Português do Projecto da UNESCO Rota do Escravo, 2001, p. 79.

Jorge Fonseca. Lugares de Memória de Escravatura em Portugal. Exposição 2001-2002. Setúbal: Comité Português de “A Rota dos Escravos”, s.d., p. 12. Peut être consulté en ligne: ICI 

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