15 Juin, 2023
Guy Saupin
La doctrine chrétienne sur l’esclavage s’est nourrie de la philosophie grecque antique et de la confrontation avec l’islam au Moyen ge. Au temps de la traite atlantique des esclaves africains, les Églises chrétiennes se désintéressent du sujet et s’en rendent totalement complices, en opposition surprenante avec le rejet de l’esclavage des Amérindiens défendu par des théologiens espagnols. À côté d’une influence inégale du mouvement des Lumières, des personnalités et des mouvements chrétiens jouent un rôle essentiel dans l’abolitionnisme, surtout en Grande–Bretagne et aux États-Unis, en décalage avec la quasi absence de débat dans le catholicisme ibérique.
À la suite du stoïcisme, philosophie antique de la sagesse du 4e siècle avant Jésus-Christ, fondée sur l’éthique des intentions, le christianisme reprend l’idée de l’égalité de tous les Hommes, tous fils de Dieu, sous l’autorité d’un seul Maître, leur Créateur. Ce principe est pensé comme un droit naturel, conforme à l’ordre terrestre divin. Toutefois, ce dernier a été perverti par le péché originel, d’où est sortie une société imparfaite appelée à une conversion pour un retour en Dieu. L’esclavage fait partie de ses défauts : il est la sanction du péché. Maîtres et esclaves ont un même Maître, dont le message biblique encadre les rapports dans un ensemble de droits et de devoirs. La dynamique du salut, invitation permanente adressée à tous, dans un équilibre varié entre grâce divine et foi des fidèles selon les Pères de l’Église, dont le principal est Augustin (354-430), évêque d’Hippone (en Algérie actuelle), ouvre la perspective de la véritable liberté trouvée en Dieu. S’opposer frontalement à l’esclavage serait aller contre la Providence divine.
Les Églises chrétiennes cherchent à s’appuyer sur les États pour moraliser une société très déstabilisée par les invasions brutales et répétées de peuples païens venus du Nord et de l’Est, mais aussi sous la menace de l’expansion musulmane depuis le 8e siècle. La Reconquista chrétienne en Péninsule ibérique est contrebalancée par la puissante poussée islamique ottomane en Europe balkanique depuis le 14e siècle. En Occident, l’évolution économique et sociale conduit au recul de l’esclavage en faveur du servage et surtout d’un marché du travail libre, en opposition aux franges méridionales et surtout orientales de l’Europe. Dans la réflexion chrétienne, l’influence d’Aristote – philosophe grec du 4e siècle avant Jésus-Christ prônant une éthique de sagesse dans une société hiérarchisée englobant le couple maître-esclave -, sur la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1266-1273), ne pouvait conduire au mieux qu’à un encadrement plus strict de la légitimité de l’esclavage.
Dans ce contexte, plusieurs grands principes émergent. Il devient impensable qu’un chrétien puisse réduire un coreligionnaire en esclavage dans un royaume chrétien. Cette règle s’impose aux communautés juives intégrées. La question des hérétiques et des schismatiques ariens et orthodoxes est d’abord pensée en termes de faute impardonnable justifiant la mise en esclavage, avant que la perspective soit inversée. Considérés comme infidèles, car ayant eu connaissance du message biblique qui a influencé le Coran, les adeptes de l’islam sont perçus comme les plus grands ennemis du Christ, justifiant leur saisie comme esclaves après conquête militaire dans la plus juste des guerres. Par opposition, les peuples païens, dont les Africains animistes, ne tombent pas sous cette accusation. Leur évangélisation est par contre une priorité de l’universalisme catholique.
C’est dans ce contexte que sont émises les bulles papales du 15e siècle. Celle de 1435 interdit la mise en esclavage des Guanches, peuple autochtone des Canaries, convertis. Celle de 1452 est rédigée dans le cadre du vif effroi du siège de Constantinople qui tombe aux mains des Turcs ottomans l’année suivante et dans une relance d’une dynamique de croisade, dans une alliance avec des princes chrétiens africains, dont le roi d’Éthiopie. Elle est complétée par celle de 1455 qui réserve le monopole de l’exploration du littoral africain au Portugal, dans un esprit messianique missionnaire. Les bulles de 1482 et surtout de 1493 s’inscrivent en continuité, avec en final le célèbre partage du monde entre le Portugal et l’Espagne. Le baptême du roi du Kongo en 1491 ouvre de grandes espérances.
Si la mise en esclavage des musulmans est bien confirmée comme la sanction d’une juste guerre, celle des Africains animistes n’entre pas dans ce cadre, la finalité étant de les convertir au christianisme. En maintenant leur achat dans le strict champ économique et social, la papauté ne justifie ni ne condamne la naissance de la traite atlantique.
Il faut souligner la singularité de la première moitié du 16e siècle pour la monarchie espagnole. Des membres du clergé, des missionnaires et des universitaires se font entendre de la monarchie, malgré la réaction défensive des conquistadores, pour obtenir l’interdiction de la mise en esclavage des Amérindiens par le roi Charles Ier – l’empereur Charles Quint – en 1542, après sa condamnation par le pape en 1537. La grande question reste de savoir pourquoi cette dynamique protectrice ne s’est pas étendue aux Africains ? Importés comme esclaves, ils ne sont pas considérés comme des sujets à protéger ; achetés sur les côtes d’Afrique, leur mise en esclavage est renvoyée aux sociétés et entités politiques africaines.
La papauté s’est contentée de réitérer en 1639 avec Urbain VIII la condamnation de l’esclavage des Amérindiens. Elle était pourtant sollicitée par la monarchie catholique du Kongo depuis le début du 17e siècle pour recadrer les exactions des traitants portugais à partir de l’Angola. En 1657, la Sacrée Congrégation pour la Propagation de la Foi se limite à encourager le baptême des esclaves et à interdire leurs ventes aux traitants européens protestants.
L’expansion du protestantisme n’a guère d’impact sur le sujet. Ni Luther, ni Calvin, ni encore moins l’Église anglicane ne s’intéressent au problème. Les grandes compagnies comme la West-Indische Compagnie néerlandaise ou la Royal African Company anglaise ne poussent guère à l’évangélisation. La multiplication des sectes non-conformistes en Angleterre et le rôle pionnier d’une partie de leurs membres dans la fondation des colonies américaines au 17e siècle ne suscitent pas de mouvement critique.
Pour l’ensemble des Églises chrétiennes, le système est pensé en termes de mal nécessaire, dans une exceptionnalité de l’espace colonial américain par rapport aux territoires européens. Les intérêts économiques ont pris le dessus, réduisant le discours religieux à un habillage justificatif, dans lequel il a même perdu sa prégnance, soit par détournement du message biblique comme dans la manipulation de la malédiction de Cham qui imagine les Africains en descendants du fils maudit de Noé, soit par dilution dans une approche plus globale comme le sauvetage de la barbarie.
La chronologie invite à voir principalement une influence des Lumières dans la révolte morale contre la traite des esclaves. La remise en cause de la suprématie de la théologie dans le mouvement des idées, le recul du christianisme au profit d’une religion philosophique, la montée d’un rationalisme issu de la révolution scientifique ouvrant sur un horizon de progrès technique et social, contribuent à cette prise de conscience. La défense des droits humains, pour lesquels la liberté sert de matrice, s’est associée à celle de la citoyenneté. Le devoir d’utilité sociale assigné au philosophe mène à la prise en compte des maux les plus graves, dont l’esclavage et son commerce.
Pourtant, les premières racines d’une nébuleuse abolitionniste composée d’individus s’engageant en éclaireurs sont bien chrétiennes, au sein d’un ensemble multiconfessionnel et transnational. L’épicentre en est toutefois le monde britannique. La grande famille des communautés non-conformistes en fournit le terreau. L’héritage contestataire des Quakers finit par les placer en avant-garde, facilitant une diffusion de la Pennsylvanie vers la Grande-Bretagne. Mais il faut le ralliement massif du méthodisme pour une impulsion à grande échelle. Les grandes figures d’Anthony Benezet, de John Wesley et de Thomas Clarkson en portent témoignage. Londres sert de creuset pour y adjoindre symboliquement des Africains, anciens esclaves libérés livrant leurs autobiographies empreintes de leur insertion dans ces mouvements chrétiens, allant exceptionnellement jusqu’à la théologie abolitionniste avec Ottobah Cugoano. Sur le continent, des profils comme ceux du Suisse Frossard ou du Français l’abbé Grégoire, sont les plus marquants. Pour tous, le militantisme est fondé dans la foi ; l’action reste pensée en tant qu’instrument de Dieu, au service de la Providence divine.
Le rôle essentiel des motivations religieuses en Grande-Bretagne – appuyées sur l’idéal méthodiste de Réveil moral – dans l’interdiction précoce du commerce des esclaves en 1807 s’insère dans une tradition de défense des libertés publiques, un virage vers le libéralisme économique et une redéfinition de l’impérialisme britannique. Aux États-Unis, l’interdiction de la traite en 1808 a été contournée sans trop de difficulté jusqu’en 1842, malgré la loi de 1820 l’assimilant à la piraterie. La complexité de cette évolution illustre les résistances que rencontre le mouvement religieux abolitionniste. Il en est de même dans la France monarchique divisée quant à l’héritage révolutionnaire, y compris l’abolition de l’esclavage entre 1794 et 1802. Un premier combat mené par une alliance de protestants et de libéraux catholiques débouche sur un durcissement de la lutte contre la traite illégale en 1827, complété en 1831 grâce à leur accession au pouvoir. La dénonciation de ce « commerce inhumain » par le pape Grégoire XVI en 1839, renverse les positionnements chez les catholiques français. Les monarchistes traditionnalistes proches du pape font campagne pour une suppression immédiate de l’esclavage alors que les libéraux au pouvoir s’en tiennent à une extinction graduelle. Victor Schœlcher, en y greffant son anticléricalisme, parvient à profiter de la Révolution de 1848 pour faire voter une abolition présentée comme un don de la République, sans aucune référence religieuse.
Les ambiguïtés de la lettre apostolique de Grégoire XVI, rédigée pour se « détourner du commerce des nègres », sont illustrées par son faible écho dans les puissances catholiques les plus engagées à cette date. Le Portugal, très dépendant des Britanniques, cède le premier en 1842 ; le Brésil en 1850 sous la menace d’un bombardement des ports par la Royal Navy ; l’Espagne en 1866, après l’abolition de l’esclavage aux États-Unis à la fin de la guerre de Sécession en 1864.
L’esclavage, négation de l’humain, Mémoire spiritaine, 1999, vol. 9, n°9. ICI . Consulter en priorité les articles d’Ambrogio Spreafico, Joseph-Roger de Benoist, Michel Legrain et Claude Prudhomme.
Salamito, Jean-Marie, « Pourquoi les chrétiens n’ont-ils pas aboli l’esclavage antique ? », Droits, 2009, vol. 2, n°50, p. 15-42. Consultable en ligne: ICI
À propos de l’auteur
Agrégé d’histoire et docteur d’État, Guy Saupin est professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Nantes depuis 2015. Il est spécialiste des villes portuaires européennes et des relations entre Africains et Européens dans le monde atlantique à l’époque moderne. Son dernier ouvrage est intitulé : L’émergence des villes-havres africaines atlantiques au temps du commerce des esclaves, vers 1470-vers 1870, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2023.
Bibliographie
Grenouilleau, Olivier, Christianisme et esclavage, Paris, Éditions Gallimard, 2021 ; La révolution abolitionniste, Paris, Éditions Gallimard, 2017.
Quenum, Alphonse, Les Églises chrétiennes et la traite atlantique, du xve au xixe siècle, Paris, Karthala, 1993.
Davis, David Brion, The Problem of Slavery in Western Culture, Oxford, Presses Universitaires d’Oxford, 1988 (1966).
Gerbner, Katarine, Christian Slavery. Conversion and Race in the Protestant Atlantic World, Philadelphie, Presses universitaires de Philadelphie, 2018.
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