Atlantic slave trade Slave trade transatlantic history, slavery European empire

Esclavage, travail forcé et migrations dans les empires européens

March 27 , 2023

Alessandro Stanziani

L’histoire de l’esclavage à l’époque moderne ne se résume pas à la traite atlantique ; cette dernière s’appuie sur la traite en Méditerranée et en Asie centrale, d’une part, sur les expériences des asservis « blancs » outre-Atlantique au 17e siècle, de l’autre. La traite liée aux plantations se poursuit au 19e siècle et, à partir de son milieu, elle s’accompagne de formes plus ou moins forcées du travail immigré, en particulier de provenance asiatique, à destination des Amériques, mais également de l’océan Indien. Au 20e siècle, les institutions internationales préfèrent parler de travail forcé plutôt que d’esclavage, afin de souligner les ruptures survenues mais en minimisant les continuités.

Premier essor : esclavage et domesticité

Il serait erroné d’associer l’esclavage uniquement à l’essor des plantations aux Amériques et à la traite de captifs africains. Dès l’époque médiévale, plusieurs puissances européennes, telles que Venise, Gênes, puis l’Espagne (déjà de véritables empires), possèdent des colonies en Méditerranée orientale et achètent des esclaves venant de Russie et d’Asie centrale, mais aussi d’Inde, auxquels s’ajoutent les captifs musulmans. Ces esclaves sont placés ensuite dans les premières plantations de sucre de l’époque (à Tyr, à Candie, en Sicile et sur la côte moyenne-orientale) ou bien en métropole où ils sont employés principalement comme domestiques. Entre les 14e et 19e siècles, environ six millions d’esclaves transitent entre l’Asie centrale, l’Inde et la Méditerranée.

Avec l’expansion de l’Empire ottoman, ces approvisionnements d’Asie centrale deviennent plus difficiles ; dès le 16e siècle, l’Espagne et le Portugal élargissent alors leur approvisionnement au nord et à l’ouest de l’Afrique. Ce trafic s’élargit aux îles portugaises de Madère et du Cap-Vert où des plantations sucrières sont établies. Pendant la seconde moitié du 16e siècle, les Portugais achètent environ 80 000 esclaves par an le long des côtes occidentales d’Afrique, auxquels ils ajoutent 41 000 esclaves par an destinés aux Amériques. Pour leur part, les Espagnols envoient presque 100 000 esclaves vers leurs mines et plantations en Amérique entre la fin du 15e et la fin du 16e siècle.

À cette même époque, les Anglais se lancent dans un projet de plantation dans une de leurs premières colonies et officiellement considérée comme telle : l’Irlande. Les « plantations de l’Ulster » s’appuient sur des formes d’asservissement extrême des paysans locaux sous le joug des Anglais à l’aide de quelques propriétaires locaux alliés. Cet asservissement des « blancs » se généralise par la suite. Pendant la première moitié du 17e siècle, France et Angleterre recrutent par la force des « migrants » européens, les engagés (indentured en Angleterre), forme déguisée de l’esclavage, qu’ils envoient dans leurs colonies américaines. Ces contrats prévoient que le capitaine ou l’acquéreur dans la colonie avance le prix du voyage ; en échange, le migrant travaille gratuitement pendant sept ans. Pendant cette période, il peut être transféré, vendu, il est interdit de mariage sans autorisation de son maître. Sa dette risque facilement de s’allonger du fait de telle ou telle infraction réelle ou présumée. Entre 1610 et 1660, 170 000 à 225 000 migrants indentured quittent les îles Britanniques à destination des Amériques. 500 000 autres suivent entre 1630 et 1780.

Côté français, les effectifs sont nettement moindres : environ 50 000, toutes destinations confondues, entre les 16e  et 18e siècles. La raison principale tient au fait que le voyage outre-atlantique est vu comme une punition plus dure encore que la mise en prison pour vagabondage ou la disette éventuelle en métropole.

Une autre différence avec l’Angleterre tient au rôle des femmes : côté anglais, si les hommes étaient largement majoritaires, des familles indentured (femmes et enfants) étaient aussi nombreuses. Côté français, en revanche, ce sont presque exclusivement des hommes seuls qui font le voyage. Les autorités cherchent alors à recruter des femmes, surtout à destination de la Nouvelle-France (Québec) ; prises dans les hospices, les couvents et les prisons, des femmes considérées comme reprochables et « sans moralité » sont envoyées et mariées de force avec des émigrés, souvent des soldats ou des criminels. Seulement une poignée d’entre elles survivent davantage que quelques mois sur les 800 envoyées entre les années 1650 et les années 1670.

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Political electricity; or, an historical & prophetical, 1770, Bute & Wilkes invent. ; Mercurius & Appeles fect, © library of congress.. Detail showing convicts consisting of lords, esquires, and attorneys, in chains, boarding ship, for transport from England to Georgia, under the reign of King George III

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À propos de l’auteur

Alessandro Stanziani est directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherche au CNRS.  Ses travaux portent sur l’histoire du travail (Russie, Europe occidentale, océan Indien, XVIIe-XIXe siècles), l’histoire globale, l’histoire de l’alimentation et du capitalisme. Parmi ses ouvrages : Capital terre. Une histoire longue du monde d’après, XIIe-XXIe siècle, Paris, Payot, 2021 ; Les métamorphoses du travail contraint, Paris, Presses de Sciences-Po, 2020 ; Les entrelacements du monde, Paris, CNRS éditions, 2018 ; Histoire de la qualité alimentaire, Paris, Seuil, 2015 ; L’économie en révolution, Paris, Albin Michel, 1998.

Bibliographie

Eltis, David, Engerman, Stanley, Drescher, Seymour, Richardson, David (dir.), The Cambridge World History of Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 4 vol., 2013-2017.

 

Stanziani, Alessandro, Bondage. Labor and Rights in Eurasia, 16th-early 20th Century, New York et Oxford, Berghahn, 2014.


Stanziani, Alessandro, Les métamorphoses du travail forcé, Paris, Presses de Sciences Po, 2018.

La traite massive et les plantations

Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du 17e siècle, avec l’essor des plantations, que la traite esclavagiste se déploie. Les principales puissances européennes s’y lancent. Les raisons sont multiples : les immigrés engagés ne sont pas assez nombreux pour les nouveaux besoins ; de plus, ils affichent de plus en plus des formes de résistance ; les colonisateurs considèrent aussi que les conditions physiques des « blancs » ne les rendent pas particulièrement aptes aux environnements locaux ni à la culture du sucre. Au total, environ douze millions d’esclaves débarquent aux Amériques entre le 16e siècle et les années 1870. Si, au 17e siècle, Espagne et Portugal sont les principaux acteurs de la traite transatlantique, par la suite, au 18e siècle, la France s’affirme comme troisième puissance, loin derrière les Portugais et les Britanniques qui dominent le tableau. Finalement, pendant la première moitié du 19e siècle, jusqu’à l’abolition officielle de l’esclavage dans l’Empire britannique (années 1830) et français (1848), et malgré l’interdiction de la traite par les Britanniques en 1807, cette dernière continue bel et bien. 3,5 millions d’esclaves africains arrivent aux Amériques, la plupart (2,4) sur des navires portugais.

Ces réseaux sont en réalité globaux. Dans l’océan Indien, une traite importante liée à l’essor de l’islam est en place dès le 10e siècle. Il faut ajouter l’importance majeure, dans ces régions du monde, et jusqu’à nos jours, de l’asservissement et de l’esclavage liés à la dette. Des esclaves circulent ainsi entre l’Asie sud-orientale, l’Asie du Sud, le Golfe arabique et l’Afrique orientale. Entre 1400 et 1900, 2,5 millions d’esclaves sont vendus le long des côtes de l’océan Indien, 9 millions via la route transsaharienne. Ces derniers, destinés en quasi-totalité au Proche-Orient, sont aussi en partie accaparés par des marchands européens. De même, les Britanniques, une fois l’Inde occupée, s’appuient sur les formes locales de l’esclavage, puis introduisent du travail forcé pour la construction d’infrastructures ou pour le développement des plantations de thé en Assam.

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African Americans shooting dice on the edge of a cotton field, circa 1900 © Shutterstock / Afro-Américains jouant aux dés au bord d’un champ de coton, autour de 1900, © Shutterstock

Abolitionnisme et travail forcé

Le mouvement abolitionniste se déploie lentement, d’abord au Royaume-Uni (fin 18e – début 19e), bien après en France (vers le milieu du 19e siècle) et encore plus tardivement en Espagne et au Portugal (seconde moitié du siècle). En concomitance avec ce processus, afin de faire face à la pénurie à la fois de main-d’œuvre et de numéraire pour les propriétaires, France et Royaume-Uni redécouvrent les contrats d’engagement du 17e siècle. Seulement, cette fois-ci, ce sont surtout des Indiens et des Chinois (les coolies) qui en font l’objet. Présentés comme des contrats libres, ces relations reproduisent en réalité à maints égards les caractéristiques de l’esclavage et elles ne sont interdites que pendant ou après la Première Guerre mondiale. Entre 1850 et 1914, 11 millions de Chinois émigrent en direction de l’Asie du Sud-Est (possessions britanniques et néerlandaises), dans les trois quarts des cas, ils signent des contrats d’indentured, les restants étant financés par les réseaux familiaux et villageois. Deux millions d’Indiens migrent principalement du Bengale vers des colonies britanniques : Maurice, en Afrique australe et dans la Caraïbe. Il faut ajouter 1,5 million vers Ceylan et encore 2 millions vers la Birmanie.

Finalement, à partir des années 1890 les pouvoirs européens qui venaient de se partager l’Afrique, en se justifiant par la nécessité d’y abolir l’esclavage, n’hésitent pas à soumettre à la coercition et au travail forcé les populations locales. Extrême au Congo belge, cette attitude n’est pas moins violente au Congo français, au Ghana et en Afrique du Sud.

Pendant les années 1920, la Société des Nations et une de ses émanations, l’OIT (Organisation Internationale du Travail), déclarent l’esclavage comme officiellement aboli et annoncent vouloir davantage lutter contre le travail forcé. Nuance. Cependant, aucun de ces traités et recommandations n’est réellement appliqué et la décolonisation s’achève sans qu’un véritable droit du travail et des formes de sécurité sociale n’aient vu le jour dans les colonies européennes.

 

 

 

Further information

🔶 Co-directed by Gilbert Buti, Daniel Faget, and Solène Rivoal, Moissonner la mer. Économies, sociétés et pratiques halieutiques (xvexxie siècle). Paris/Aix-en-Provence: Karthala/Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2018.

🔶 Co-directed by Gilbert Buti and Luca Lo Basso, Entrepreneurs des mers. Capitaines et mariniers du xvie au xixe siècle. Paris: Riveneuve éditions, 2017.

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