Atlantic slave trade Slave trade transatlantic history

Le mouvement abolitionniste (18e-19e siècles)

April 14, 2023

Françoise Le Jeune

Il faut attendre la fin du 18e siècle, pour observer les premières sociétés abolitionnistes en Europe, dont les membres, des intellectuels des Lumières ou des chrétiens évangéliques, visent dans un premier temps à mettre un terme à la traite des esclaves qui est pratiquée depuis le 16e siècle. Ils cherchent à faire changer la loi, en organisant des campagnes de pétitions, entre autres. Dans un deuxième temps, d’autres sociétés abolitionnistes, dans les années 1820-1830, s’attaquent au problème de l’esclavage. Leurs membres sont choqués par la violence quotidienne que subissent hommes, femmes et enfants sur les plantations. Dans ces deux vagues de campagnes, la littérature anglophone semble moteur dans la production de textes, d’imagerie et d’exemples de mobilisations collectives, en vue d’influer sur les politiques esclavagistes de chaque État. Dans les années 1840, les mouvements abolitionnistes se rejoignent et forment un collectif international.

Dénoncer l’odieux trafic : l’émergence d’un discours abolitionniste

Si l’idée de la traite et de l’esclavage d’êtres humains ne semble pas perturber la majorité des Européens, le réveil des esprits semble se faire graduellement au cours du 18e siècle, à l’époque où la Grande-Bretagne et la France semblent profiter pleinement de ce commerce.

Plusieurs écrits à teneur moralisatrice paraissent au sein de cercles intellectuels et religieux, particulièrement en Grande-Bretagne, dans les années 1770-1780. Le moteur de ce réveil (« awakening ») est avant tout la conscience morale de ces auteurs, tous ralliés au christianisme évangélique, notamment parmi les Quakers qui sont bouleversés par la connaissance de ce trafic d’êtres humains et par l’exploitation de ces corps dans les colonies esclavagistes. Plusieurs auteurs, dont Anthony Bénézet, prêcheur protestant, Thomas Clarkson, alors aspirant prêtre anglican, et John Wesley, prédicateur méthodiste, contribuent par leurs écrits à dénoncer la traite, puis dans un deuxième temps, l’esclavage.

Ce réveil tardif de la population bien-pensante en Europe, par rapport à ce trafic d’êtres humains, pratiqués depuis plus de 150 ans, tient au fait que pendant toutes ces années, rares sont ceux qui s’émeuvent du sort des hommes, femmes et enfants africains capturés, vendus, violentés et exploités dans les colonies sucrières. Peu d’individus s’interrogent sur l’origine du sucre ou du coton qu’ils consomment. La circulation de textes dénonçant la traite et l’esclavage dans l’Europe des Lumières, déclenche ce sursaut de conscience, tardif.

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Am I not a man and a brother, devise d'inspiration abolitionniste, 1835, © Museum of Fine Arts, Houston

Abolir les lois sur la traite

Dans le monde anglophone, les premiers écrits abolitionnistes viennent des colonies de Nouvelle-Angleterre, et particulièrement d’auteurs chrétiens résidant chez les Quakers de Philadelphie. La circulation des premiers textes dénonçant la traite se fait donc au sein du réseau quaker transatlantique. Ainsi les écrits d’Anthony Bénézet sur le trafic d’esclaves, réveillent les esprits de ses contemporains à Philadelphie, qui mettent un terme à l’achat d’esclaves au sein de leur communauté quaker. Puis ses écrits diffusés en Grande-Bretagne, provoquent un choc moral, une révélation, dans les cercles évangéliques anglais. Bénézet dénonce la traite, la violence faite aux corps et aux âmes de ces Africains. À sa suite, John Wesley, prédicateur méthodiste gallois, ayant vécu en Géorgie, une colonie anglo-américaine, critique la décadence morale des sociétés esclavagistes et des économies européennes de la traite qui les soutiennent. À terme, selon ces prédicateurs, si le trafic odieux ne s’arrête pas, ces sociétés sont condamnées à la colère divine et les acteurs de l’esclavage à la damnation.

Un des premiers mouvements abolitionnistes européens nait alors en Angleterre, à l’initiative d’un groupe d’intellectuels chrétiens évangéliques, convaincus qu’ils ont tous reçu la révélation qu’ils doivent stopper ce trafic d’êtres humains. À l’initiative de ces premiers abolitionnistes, la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade est fondée en 1787. Il s’agit de mettre sur pied une campagne politique, destinée au grand public, pour convaincre le Parlement de mettre un terme au trafic d’esclaves. La première démarche est d’amener les lecteurs de ces textes abolitionnistes, à accepter l’idée que l’homme noir est lui aussi un être humain, doué de sentiments et de raison, un frère en quelque sorte.

Pour cela la société abolitionniste britannique publie des textes et des images, dénonçant la cruauté du trafic d’esclaves, la violence des capitaines de navire de traite, la bestialité que représente le passage du milieu (« Middle Passage »), puis il faut parler des humiliations vécues par les esclaves sur les plantations, les violences et cruautés quotidiennes contre les corps, abîmés par le fouet. Les méchants (« villains ») sont dénoncés. Les propriétaires d’esclaves et les capitaines des navires sont désormais mis en accusation. 

Les témoignages de ceux qui participent à ce trafic sont rares, mais en Angleterre, Thomas Clarkson se charge de recueillir quelques récits de marins, de chirurgiens ou de capitaine de navires ayant renoncé à leur ancienne carrière, après avoir eux aussi reçu une révélation.

 

 

 

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Pétition des habitants de Manchester en soutien à la Loi d’abolition de la traite, 1806, Archives parlementaires britanniques, London.

Mobiliser les cercles intellectuels, religieux, parlementaires et le grand public

La Société abolitionniste britannique, et la Société des Amis des Noirs en France cherchent à persuader les parlementaires qu’il faut réformer la loi, interdire la traite des esclaves, et arrêter de protéger les navires de traite. La première démarche des abolitionnistes en Grande-Bretagne est de sensibiliser le public, les esprits et les âmes chrétiennes, à la violence de la traite, à l’arrachement des hommes, femmes et enfants africains à leur terre natale. Les abolitionnistes visent à créer un sentiment de compassion envers les esclaves. Ils se basent sur une imagerie choquante, reconstruite à partir des témoignages recueillis sur les bateaux de traite. Ces images représentant les corps enchaînés, entassés dans la cale des navires, cherchent d’abord à sensibiliser les parlementaires, puis le grand public. Les abolitionnistes doivent avoir des relais au Parlement. William Wilberforce prononce un long discours devant la Chambre des Communes, en avril 1791. En France, Condorcet s’adresse aux députés à travers son texte Au corps électoral, contre l’esclavage des nègres. Il faut convaincre ceux qui font la loi, mais également le grand public qui signe des pétitions adressées aux parlementaires, que les Africains sont avant tout des hommes et des femmes, pas des bêtes de somme. Ils ont une âme, un intellect et la souffrance qu’ils endurent doit être également ressentie par tous les chrétiens. Il n’est plus possible de martyriser ces hommes et ces femmes, soit durant le voyage vers les colonies, soit sur les plantations.

Un premier temps de campagne s’organise à la fin des années 1780. Il est d’abord focalisé sur la traite, en espérant que la source d’approvisionnement en main-d’œuvre se tarisse, et que le modèle économique de l’esclavage s’arrête progressivement. Les abolitionnistes britanniques dénoncent les conditions du transport transatlantique et la honte de la traite pour une société morale et chrétienne comme la Grande-Bretagne. Le but est de montrer que la nation, si elle continue cet odieux trafic, ne sera plus bénie par la Providence.

Les abolitionnistes, français et britanniques, doivent alors faire face à un puissant réseau de planteurs et de marchands, un lobby politique et financier, souvent protégés par l’aristocratie, qui eux aussi font campagne auprès des députés et parlementaires pour préserver la traite et l’esclavage.

En Europe, la révolte de Saint-Domingue, en août 1791, marque un coup d’arrêt à la campagne contre la traite. Les deux sociétés abolitionnistes anglaise et française sont en contact. Thomas Clarkson, à la veille de la Révolution française, fait le déplacement à Paris et présente à la Société des Amis des Noirs, la manière dont il a organisé la campagne populaire en Grande-Bretagne. Il imagine alors créer un mouvement abolitionniste franco-anglais qui tourne court au moment de la Révolution française. Puis, les abolitionnistes, de part et d’autre de la Manche, sont jugés en partie responsables de l’insurrection de Saint-Domingue. Ils auraient incité les populations mises en esclavage à se rebeller. En France, les membres de la Société des Amis des Noirs sont dénigrés, ce qui met un terme au mouvement. En Grande-Bretagne, la campagne abolitionniste perd également complètement son élan.

Pourtant, la traite est abolie dans plusieurs pays au début du 19esiècle. Il faut donc déconnecter l’impact de la campagne abolitioniste sur les esprits, du vote final de lois mettant fin à la traite (dans la jeune République américaine en 1787, dans l’empire britannique en 1807, ou dans l’empire français en 1815). La fin de la traite résulte en fait davantage de nouvelles stratégies économiques, nées de la compétition commerciale entre empires.

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llustration montrant une petition pour l’abolition de l’esclavage, extrait de « Black man’s lament » or « How to make sugar » par Amelia Opie, 1826, London, © Alamy.

Repartir en campagne contre l’esclavage

D’ailleurs contrairement à ce qu’imaginaient les abolitionnistes britanniques au début de leur campagne, la fin de la traite dans les colonies sucrières européennes, ne mène pas au déclin de l’esclavage, pas plus que les planteurs américains ne semblent perturbés par la fin de la traite des captifs africains par les marchands européens. Au début du 19e siècle, le modèle économique des sociétés esclavagistes est florissant, permettant aux planteurs d’engranger des richesses dans les plantations, dans l’océan Atlantique, sur le continent américain ou dans l’océan Indien. Les discours chrétiens ou la philosophie des droits de l’homme, dénonçant la traite et l’esclavage, qui avaient réveillé les abolitionnistes de la fin du 18e siècle, semblent oubliés.

Un deuxième mouvement abolitionniste, transatlantique, prend progressivement forme, dans les années 1820-1830, parmi les réseaux chrétiens évangéliques, entre Nouvelle-Angleterre et Grande-Bretagne, à l’initiative de quelques figures bien connues de l’abolitionnisme (Thomas Clarkson, William Wilberforce) et de nouveaux venus comme l’américain William Lloyd Garrison. À ces hommes, s’ajoutent les femmes, souvent décrites comme « auxiliaires » dans les nouveaux mouvements abolitionnistes, et des anciens esclaves émancipés, comme Frederick Douglass, prenant en main le sort de leurs pairs, et leur destin collectif dans ces sociétés racisées.

Comme dans le cadre de la première campagne, il s’agit de convaincre les parlementaires (à Westminster, au Congrès américain, à l’assemblée en France…) de mettre un terme à l’esclavage, par la loi. Il faut s’attaquer ici à la propriété, un droit sacré dans la loi anglo-saxonne. Dans les campagnes contre l’esclavage que lancent ces sociétés abolitionnistes, pour obtenir la signature de pétitions populaires, il faut convaincre à nouveau que l’homme noir est un frère, doté de sentiments, et que le planteur est un monstre, dont les violences seront punies par le divin. À travers textes et imageries, représentant les vies de misère des esclaves sur les plantations, le grand public se rallie à nouveau à la cause abolitionniste dans le monde anglophone. Les sociétés abolitionnistes créent même un mouvement international à partir des années 1840.

Mais, là encore, le poids de ces campagnes semble peu compter. En effet, le vote pour abolir l’esclavage dans l’empire britannique en 1834, comme l’abolition de l’esclavage en 1863 aux États-Unis, voire même la loi sur l’abolition en France en 1848, ne semblent pas être connectés à une démarche sentimentale ou humaniste, mais davantage à un contexte économique qui ne conçoit plus le modèle esclavagiste de la plantation comme rentable. Il est d’ailleurs rapidement remplacé par le système dit d’engagisme, recrutant la main-d’œuvre dans les colonies asiatiques britanniques, pour travailler sur les plantations des empires européens.

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À propos de l’auteur

 

Françoise Le Jeune est professeur en histoire et civilisation nord-américaine et britannique à Nantes Université. Ses recherches sur l’empire britannique aux 18e-19e siècles, et sur l’espace atlantique des révolutions, s’inscrivent dans l’axe 1 du Centre de Recherche en Histoire Internationale et Atlantique (CRHIA).

Bibliographie

Christopher Leslie Brown, Moral Capital, Foundations of British Abolitionism, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2006.

Paula E. Dumas, Proslavery Britain : Fighting for Slavery in an Era of Abolition, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016.

Françoise Le Jeune et Michel Prum dir., Le débat sur l’abolition de l’esclavage, Paris, Ellipse, 2008.

Marie-Jeanne Rossignol et Bertrand Van Ruymbeke (eds), The Atlantic World of Anthony Benezet (1713-1784): From French Reformation to North American Quaker Antislavery Activism, Leiden, Brill, 2016.

Marcus Wood, Blind Memory: Visual Representations of Slavery in England and America, 1780-1865, New York, Routledge, 2000.

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