April 26, 2023
Gildas Salaün
Petits coquillages, souvent appelés bujis ou bouges (déformation du portugais) dans les archives, « d’un blanc de lait & de la grandeur d’une olive » (Prevost, 1748), importés des Îles Maldives au Golfe de Guinée via l’Europe dans le cadre de la traite transatlantique. Ils sont adoptés comme monnaie car ils sont de taille identique et imputrescibles. Il est donc possible de les accumuler et de les transmettre. En outre, leur rareté en Afrique de l’Ouest en fait des objets précieux.
Introduit par les Portugais dès le 16e siècle, le cauri s’impose, aux 17e et 18e siècles, comme l’étalon de référence du système monétaire des royaumes installés le long de la « Côte des Esclaves », en particulier celui de Ouidah (Bénin). Les voyageurs européens confirment que là « les Nègres se servent de Coris pour monnoye » (Savary des Bruslons, 1726).
Le cauri « est la monnoye la plus commode pour le trafic des denrées […]. Il ne faut pas oublier, dans le voyage de Juida, de se pourvoir de bujis » (Prevost, 1748), car leurs utilisateurs « ont tant d’estime pour ces coquilles, que dans le commerce : […] ils les préfèrent à l’or » (Prevost, 1748).
Si la zone d’importation des cauris va de la Sénégambie au Delta du Niger, ceux-ci sont réellement utilisés comme monnaie le long du Golfe de Guinée depuis Accra (Ghana) jusqu’à Port Harcourt (Nigéria) et peut-être à Bimbia (Cameroun). L’usage monétaire du cauri ne se cantonne pas aux rivages, il remonte vers l’intérieur des terres jusqu’à la frontière sud du Niger, le Burkina Faso et le sud du Mali.
Cette zone du « cauri monétaire » révèle les circuits commerciaux, les relations qui unissent les ports et leurs arrière-pays. De manière logique, les ports sont les points d’arrivée des moyens de paiement apportés par les négociants européens (cauris) et de sortie des marchandises recherchées par ceux-ci (esclaves).
À cause d’une valeur unitaire très faible, les cauris sont le plus souvent utilisés en multiples. Pour cela, ils sont percés à l’aide d’un fer spécial chauffé, puis enfilés sur des cordons. Les cauris s’échangent donc sous la forme de lourds colliers vérifiés sur les marchés par « un Grand du Royaume, nommé Konagongla. Cet officier examine les cordons ; & s’il trouve une coquille de moins, il les confisque au profit du Roi » (Prevost, 1748).
À Ouidah, il y a quatre principaux multiples dont voici les appellations tant en langue locale qu’en portugais et en français :
Dans les livres de comptes des navires français, les transactions importantes sont généralement exprimées en onces, chacune subdivisée en seize sous unités appelées livres ou écus. Chaque once correspond à 16 000 cauris et pèse une vingtaine de kilos.
Enfin, dans le cas des transactions de très grande importance, « les coris se mesurent […] dans une sorte de grand boisseau de cuivre jaune, semblable à un grand bassin, ou chauderon, qui en contient environ le poids de huit cents livres » (Savary des Bruslons, 1726), soit 400 kg environ.
Les cauris servent quotidiennement aux Européens : d’une part, à acheter leur nourriture, ainsi que celle de leurs captifs (douze à quinze poulets par exemple se vendent une cabèche (4000 cauris) en 1752) ; d’autre part à rémunérer leurs intermédiaires, le capita, chargé de surveiller les porteurs, reçoit « pour chaque voyage deux galines (400 cauris) » et chaque porteur trois toques (120 cauris).
Mais surtout, les cauris sont indispensables aux Européens pour le paiement des coutumes (impôts). Ainsi, le navire rochelais le Roy Dahomet, arrivé à Ouidah en mars 1773, offre entre autres marchandises 615 livres de cauris au roi et 41 livres supplémentaires à son représentant (soit 256 000 coquilles !). Ce n’est qu’après s’être acquittés des coutumes que les Européens peuvent commencer à acquérir les captifs, et pour ces transactions, les cauris sont à nouveau indispensables.
À ce titre le cauri constitue un indicateur intéressant pour suivre l’évolution de la valeur des captifs à Ouidah : alors que le prix d’un captif est de 8 000 cauris en 1724, celui-ci monte à 80 000 en 1748 (Prévost, 1748) et le capitaine du Roy Dahomet doit même débourser jusqu’à 192 000 coquilles en 1773. Ainsi, en un demi-siècle, le prix du captif est multiplié par vingt-trois ! Cette « inflation » est confirmée par de nombreux témoignages : « il n’en faloit autrefois qu’environ douze mille livres pesant pour la cargaison de cinq à six cens nègres ; mais ces malheureux esclaves s’achètent présentement si cher, & les coris sont si peu estimés [l’auteur fait ici référence à la faible valeur unitaire du cauri] en Guinée, qu’il en faut présentement plus de vingt-cinq mille livres » (Savary des Bruslons, 1726).
Tout ceci explique pourquoi les navires européens embarquent des quantités considérables de ces petits coquillages, au point que, s’agissant des marchandises pour le commerce de la Guinée, les cauris occupent la seconde place en valeur absolue, et arrivent largement en tête si l’on considère le volume transporté.
« Coquillages contre esclaves, le cauri monnaie de la Traite atlantique », conférence de Gildas Salaün pour l’Université de Nantes : ICI
À propos de l’auteur
Diplômé de l’Université de Nantes, Gildas Salaün est chargé des collections numismatiques du musée Dobrée depuis 1998. Il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages et de nombreux articles. Ses travaux s’appuient sur l’étude des monnaies considérées comme sources documentaires révélatrices des relations socioéconomiques. Depuis plusieurs années, ils se concentrent sur la place de Nantes dans le commerce international atlantique. Gildas Salaün est également élu de la Ville de Nantes.
Bibliographie
Berbain Simone, Le comptoir français de Juda (Ouidah) au xviiie siècle, études sur la traite des noirs au Golfe de Guinée, Mémoire de l’Institut Français d’Afrique Noire, n° 3, Paris, Larose, 1942.
Diakité Tidiane, La traite des Noirs et ses acteurs africains, Paris, Berg International, 2008.
Prevost Abbé, Histoire Générale des Voyages, ou Nouvelle Collection de toutes les relations de Voyages par Mer et par Terre, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues, Paris, 1748.
Savary des Bruslons Jacques, Dictionnaire universel de commerce : contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde par terre, par mer, de proche en proche& par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Amsterdam, 1726.
Salaün Gildas, « Le cauri : monnaie de la traite atlantique, son usage monétaire à Ouidah (Bénin) au xviiie siècle », in Frédérique Laget, Philippe Josserand et Brice Rabot (dir.), Entre horizons terrestres et marins, Sociétés, campagne et littoraux de l’Ouest atlantique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 239-251.
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