Le monument de Quattro Mori, symbole de la traite et de l’esclavage dans les Républiques maritimes (Italie)

 

Luca Lo Basso

Les grandes républiques maritimes, notamment celles de Gênes et de Venise, ont été de grandes puissances commerciales et maritimes pratiquant la traite esclavagiste dans la Méditerranée. Même si la plupart de ces hommes et femmes mis en esclavage sont originaires d’Afrique du Nord, certains, par le biais de la traite transsaharienne, le sont d’Afrique subsaharienne. Le monument de Quattro Mori de Livourne est symbolique de cette histoire esclavagiste de l’Italie.

Aujourd’hui encore, devant le vieux port de Livourne, immédiatement contre les anciens remparts, il est possible d’admirer une grande statue en marbre du grand-duc Ferdinand Ier de Médicis, dont les pieds sont liés par des chaînes à quatre hommes mis en esclavage. Le monument, plus connu sous le nom de Quattro Mori, est une représentation évidente du phénomène de l’esclavage méditerranéen présent dans les villes italiennes de l’époque moderne. La statue, commandée en 1595 par le grand-duc lui-même au sculpteur âgé Giovanni Bandini, n’est achevée qu’ultérieurement, à partir de 1607, lorsque Pietro Tacca est chargé de concevoir l’étude pour terminer le monument avec la présence de quatre hommes barbaresques en esclavage liés aux chaînes des Médicis. À l’époque, Livourne, tout juste élevée au rang de ville, devient le point de départ de la flotte de galères de l’ordre de Saint-Etienne et abrite donc des milliers de galériens, dont beaucoup sont des rameurs définis comme des esclaves. Parmi eux, Pietro Tacca choisit ses modèles, achevant les quatre sculptures en bronze dans les années 1630. Parmi les esclaves présents dans le Bagne de Livourne, deux sont identifiés comme des personnes réellement existantes, grâce aux documents de l’époque : le premier s’appelle Morgiano et est originaire d’Alger, il parait jeune, fort et musclé, alors que le second se nomme Alì Salettino (de Salé, Maroc actuel) et est un robuste galérien plus âgé et expérimenté que son compagnon.

 
Images de condamnés à l’esclavage au repos, Biblioteca Nazionale di Firenze, Manoscritti Rossi Cassigoli, 199.

Qui sont Morgiano et Alì le Salettino et que font-ils à Livourne au début du 17e siècle ? Il s’agit de deux hommes mis en esclavage typiques de la Méditerranée de cette époque, probablement capturés par les chrétiens lors d’une incursion ou d’une bataille navale, ou achetés sur l’un des nombreux marchés d’esclaves présents dans tous les ports de la Grande Mer. Le phénomène de l’esclavage est présent dans cette région depuis l’Antiquité et à chaque époque, l’élément fondamental de cette institution est la réduction de l’être humain à un bien objet de commerce, tel que prévu par le droit romain. Dans le contexte des époques ultérieures, notamment celle dite moderne, l’institution de la captis deminutio continue d’avoir une importance particulière, s’adaptant parfaitement aux captures réciproques qui se produisent en Méditerranée entre les zones chrétienne et musulmane. Le prisonnier peut ensuite être racheté et donc retourner à la liberté, tandis que l’esclave, théoriquement, doit passer sa vie à travailler pour les propriétaires, sans possibilité de fuite.

 

 

Le monument de Quattro Mori, domaine public.

Cela au moins sur le plan du droit, mais dans la réalité de la Méditerranée de l’époque, les deux figures se mélangent et se confondent, sans possibilité de déterminer qui est l’esclave et qui est le prisonnier. Ce qui est sûr, c’est que des milliers de Morgiano et Alì sont capturés et contraints à travailler de force, surtout à partir du 16e siècle, lorsque les affrontements entre les puissances chrétiennes et l’Empire ottoman deviennent de plus en plus intenses. Les ports et les villes italiennes – Gênes, Livourne, Naples et Venise en tête – deviennent rapidement des marchés florissants pour ces hommes mis en esclavage, principalement destinés à servir de rameurs sur les galères des différentes flottes. En général, chaque flotte de la Méditerranée utilise un tiers de galériens serviles pour chaque unité, étant donné qu’en moyenne chaque galère a besoin d’environ 250 rameurs. Ces hommes doivent être assez jeunes – âgés d’environ 18 à 60 ans –, de constitution robuste et de grande résistance. 

L’esclavage dans les villes italiennes ne concerne pas seulement les hommes. Il y a de nombreuses femmes mises en esclavage présentes dans les maisons des nobles en tant que domestiques, souvent choisies en fonction de leur beauté et destinées plus aux affaires de lit qu’à l’entretien de la maison. Les viols et les violences perpétrés contre les jeunes femmes se terminent souvent par des grossesses non désirées, mais qui donnent parfois lieu à des descendants de haut lignage, comme dans le cas d’Alexandre de Médicis, dit le Maure, fils du célèbre Laurent le Magnifique (Lorenzo il Magnifico), et peut-être d’une ancienne esclave à la peau brune.

Toutes ces personnes réduites en esclavage dans les villes italiennes n’ont que deux moyens pour sortir de leur condition : la fuite ou le rachat. Les fuites sont très nombreuses, comme on peut s’y attendre. Mais il n’est pas toujours possible de s’échapper des maisons des seigneurs, des bagnes ou des galères, même si celles-ci sont à l’ancre dans un port. Compte tenu des distances par rapport à leurs pays d’origine, il est facile pour les fugitifs d’être repris et remis à travailler dans des conditions d’esclavage. Dans de rares occasions, les fuites connaissent également un heureux résultat. C’est le cas d’un groupe de six personnes, réduites en esclavage après la capture d’un corsaire de Trapani en 1793, qui réussissent à s’échapper, grâce au vol d’un petit bateau avec lequel ils arrivent sains et saufs après quelques jours dans le port de Biserta.

Les villes italiennes, qui connaissent le phénomène de l’esclavage depuis l’Antiquité, ont vu affluer de nouveaux esclaves, principalement destinés à être utilisés comme force motrice sur les galères. Les ports ont notamment été le lieu de nombreux marchés de captifs et ont accueilli un grand nombre de personnes, dont on ignore souvent le nom et le visage, à l’exception de cas tels que Morgiano et Alì qui sont devenus les symboles de l’esclavage, immortalisés à jamais dans le monument des Quattro Mori, encore visible aujourd’hui devant le vieux port de Livourne.

 

 

À propos de l’auteur

 

Professeur d’histoire moderne à l’Université de Gênes et directeur du Laboratoire d’histoire maritime et navale (NavLab), Luca Lo Basso est spécialiste de l’histoire maritime et de l’histoire de la Méditerranée à l’époque moderne. Ses principaux thèmes de recherche sont la navigation et le commerce en Méditerranée, la présence génoise dans les trafics atlantiques au 17e siècle, l’esclavage en Méditerranée, la guerre navale et la guerre de course aux 17e et 18e siècles.

Bibliographie

AGOSTINI A., Istantanee dal Seicento. L’album di disegni del cavaliere pistoiese Ignazio Fabroni, Florence, 2017.

BONO S., Guerre corsare nel Mediterraneo. Una storia di incursioni, arrembaggi e razzie, Bologne, 2019.

FRATTARELLI FISCHER L., Il bagno delle galere in “terra cristiana”. Schiavi a Livorno fra Cinque e Seicento, in “Nuovi Studi Livornesi”, vol. VIII (2000).

LO BASSO L., Uomini da remo. Galee e galeotti nel Mediterraneo in età moderna, Milan, 2004.

MANDALIS G., I Mori e il Granduca : storia di un monumento sconveniente, Livorno, 2009.

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