Du jazz au rap, perspectives et évolutions musicales dans le post-esclavagisme, des Etats-Unis à l’Europe

March 30 , 2023

Mylène

En plus d’être liés par une évolution de style au fur et à mesure des années, le jazz et le rap ont en commun de conter à leur manière et selon les artistes, l’histoire de l’esclavage et de la traite ainsi que ses répercussions sur les sociétés contemporaines. Leurs histoires musicales commencent aux Etats-Unis, à partir des années 1910, et nous amènent jusqu’en Europe où elles se poursuivent aujourd’hui.

Le jazz, une musique-héritage de l’esclavage ?

De la période de l’esclavage aux Etats-Unis, on retient la violence et le corpus législatif ségrégationniste qui a suivi l’abolition survenue en 1863 avec la proclamation par Abraham Lincoln de la « déclaration d’émancipation ». Musicalement, cette période a apporté un lot de pratiques musicales créées par les esclaves, anciens esclaves ou affranchis, qui ont ensuite évolué et se sont transformées au gré des événements politico-sociaux étatsuniens. Des work songs, ces chants accompagnant le travail forcé des esclaves sur les plantations, au blues, musique interdite représentative de la figure de l’esclave noir vagabond ou affranchi chantant sa peine, les descendants des Africains et Africaines déplacés et mis en esclavage développent de nouvelles formes musicales. Il en est de même pour le jazz qui, à peu près aux mêmes dates, devient une expression représentative de la période d’émancipation. Si le jazz reprend des codes, des chants et des musiques de la période de l’esclavage, il est un style à part entière qui évolue au gré des migrations et déplacements de populations africaines-américaines à plusieurs moments de l’histoire. C’est le cas après les deux guerres mondiales lorsque les populations d’ascendance africaine se dirigent vers le nord pour trouver du travail dans l’industrie mécanique par exemple. Aux questionnements relatifs à l’accès à l’emploi, aux lois ségrégationnistes qui séparent physiquement les populations noires et blanches dans les lieux publics, ou encore aux conditions de vie après l’esclavage, les artistes de jazz produisent, composent et répondent par des remises en question dans leurs propres manières d’appréhender leurs partitions et leurs compositions. 

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La chanteuse Jeanne Lee, 1984, Wikimédia Commons

Artistes, jazz et esclavage

Et pour cause, ce sont les scènes de lynchage à l’encontre de la population américaine d’ascendance africaine qui inspirent l’interprétation troublante et puissante du titre Strange Fruit (1939, Commodore Records) par la chanteuse Billie Holiday. C’est l’interdiction de l’accès au campus universitaire de Little Rock à neuf étudiants africains-américains par le gouverneur Faubus (1957) qui inspire au multi-instrumentiste Charles Mingus le titre Fable of Faubus (1959, Columbia Records). C’est, enfin, un attentat par le Ku Klux Klan dans l’église de Birmingham en Alabama (1963) qui inspire à la pianiste et chanteuse Nina Simone, le titre Mississippi Goddam (1964, Philips) et le titre Alabama à John Coltrane (1963, Impulse !).

Ainsi, dans la thématique même de certains titres des artistes africains-américains de jazz, dans les mélodies, le jeu ou encore les compositions, on entend les résurgences d’une situation post-esclavagiste. Et cette synthèse se trouve assurément dans le free-jazz, qui assume son affranchissement stylistique et classique des premiers émois du jazz et fait la part belle à l’improvisation. Ornette Coleman (à qui l’on doit l’album intitulé « Free Jazz » en 1960), Archie Shepp, Sun Ra, la chanteuse Jeanne Lee en sont quelques exemples. L’expression musicale n’est plus dans celle du constat d’un événement violent, mais plutôt dans la façon dont la création artistique africaine-américaine peut faire émerger un courant qui lui est propre dans un contexte où les mouvements des droits civiques prennent de l’ampleur. 

Le jazz peut, dès lors, être vu comme un cousin du blues et des work songs, mais il propose plutôt une chronique sociale de la situation des Africains-Américains après l’abolition aux Etats-Unis. Lorsque le hip-hop émerge au début des années 1970, l’héritage de ces artistes de jazz n’est pas loin.

Jazz et hip-hop aux Etats-Unis liés par le sample  

Si le jazz n’a pas directement permis au hip-hop de voir le jour : il y participe par fragments et par l’intermédiaire du sampling (pratique consistant à isoler un extrait musical pour le réinsérer – parfois en boucle – dans un nouveau titre original). Il suffit d’énumérer le nombre de samples, récupérés par les producteurs de rap chez les artistes jazz pour s’en rendre compte. 

En 1973, le hip-hop naît de l’initiative du dj Kool Herc (Clive Campbell)et de sa sœur Cindy Campbell au cours de la première soirée qu’ils organisent ensemble. La fratrie est d’ascendance jamaïcaine et vit dans le quartier du Bronx à New York. Pour cette première soirée, elle reprend les codes des sounds systems jamaïcains dans un contexte violent d’affrontements entre bandes rivales. A partir de ce moment et de ces soirées, le mouvement hip-hop prend de l’ampleur jusqu’à se répandre sur toute la côte Est des Etats-Unis. Instrumentalement, les titres de hip-hop partent d’une mise en boucle de titres de musiques funk. Plus tard, le sampling fait son apparition reprenant toute une discographie d’artistes, jazz, funk ou même disco servant pour composer les premiers titres de rap. Courant dans la musique hip-hop, le sample sert à la fois à composer et à revendiquer ou appuyer le propos énoncé par le rappeur ou la rappeuse. Par exemple, le rappeur Talib Kweli – Talib Kweli & Hi Tek, Train of thought (Rawkus, 2000) – sample en reprenant « Sinnerman » de Nina Simone ou en réadaptant « Four Women » (1965) de Nina Simone jusque dans les paroles. Une réadaptation (Reflection Eternal, Four Women) qui permet à l’artiste de reprendre le cheminement du portrait de quatre petites filles africaines-américaines (comme le chantait Nina Simone) pour dépeindre la société américaine des années 2000.

Circulation, hybridité et discours en Europe

En France, le hip-hop arrive dans les années 1980. Sous couvert du récit de la formation du groupe de rap NTM, la récente série « Le Monde de demain » le montre bien. Il n’est pas tout à fait le même que celui des Etats-Unis ni tout à fait exempt d’inspiration américaine. Des groupes comme NTM, IAM, Saïan Supa Crew et La Cliqua se forment s’inspirant de groupes américains comme Public Enemy, Run DMC, Wu Tang Clan ou encore d’EPMD. 

Mode d’expression, le rap (partie verbeuse du hip-hop) est aussi l’occasion d’exprimer un vécu, une situation sociale ou le moyen de raconter le quotidien d’une jeunesse décalée, à la marge de la société et/ou à la périphérie géographique des grandes villes. Pour certains chanteurs ou groupes, les textes ou les mélodies leur permettent de poursuivre un discours sur les conséquences de l’histoire de l’esclavage et de la situation coloniale, sur les populations en migration. Par exemple, le groupe La Rumeur revendique de faire du « rap de fils d’immigré ».

Je suis allé faire parler le cuir usé d’une valise de près d’un quart de siècle mon aîné, dire qu’en 62, les ruines encore traumatisées de Lomé jusqu’au port de Gorée, elles témoignent de ces rêves en rupture de sève. A la levée des passerelles, sous une averse de grêle, le mistral du Grand Nord traverse, sans jamais trahir, le vieil héritage colonial dominé par des siècles, reliant le Havre et ses environs depuis la sinistre cale d’un navire d’embarcation. Quand même les rats et les cafards cohabitent en paix, avec les symboles vulgaires de la France d’après-guerre, il se pourrait que cette valise, confinée dans un coin, hurle au destin qu’elle n’est pas venue en vain.

Ekoué, Le Cuir usé d’une valise, Album L’Ombre sur la mesure (2002, EMI)

Le même constat est possible, au début des années 2000, chez Casey (Libérez la Bête, 2010) et Rocé. Ce dernier pose régulièrement la question des conséquences de la colonisation dans ses albums en reprenant les codes stylistiques du sample (Flo Me La de Nina Simone, Le Métèque de Georges Moustaki ou Watch What Happens de Nancy Wilson par exemple), et en ponctuant ses albums d’invités ou de références à la scène free jazz comme sur Identité en Crescendo (No Format ! 2006) où il convie le trompettiste américain Archie Shepp et le saxophoniste français Jacques Coursil. 

En Angleterre, le hip-hop et le rap prennent une autre voie et évoluent différemment. Davantage considérés comme underground, leur existence est due aux populations issues de la deuxième génération d’immigrés venant des anciennes colonies britanniques (Antilles britanniques, Nigeria, Ghana). Ils sont des modes d’expression du quotidien et des résurgences sociales issues de la période de la colonisation. Ils sont aussi enclins à s’inspirer musicalement du jazz américain (les groupes Outlaw Possee de Londres, Kinetic Effect, Freakin’ Inglish de Manchester). Plus tard, ils se rapprochent des musiques électroniques, quitte à créer de nouveaux sous-genres comme le grime au début des années 2000. Les textes des artistes, comme Dizzee Rascal, Lethal Bizzle, et Wiley, n’abordent pas frontalement la thématique de l’esclavage mais plutôt le quotidien en tant que descendants d’immigrés. Dès lors, écouter ces groupes revient parfois à lire une chronique sociale de l’Angleterre des années 2000, notamment celle de la population multiculturelle vivant dans les grandes villes.

“It’s the same old story, students truant learn the streets fluent (Yeah)

It’s the same old story, strange, there’s no sign of positive change

‘Cause it was only yesterday, we was standin’ firmly on our feet (That’s nice)

(…) It was only yesterday, there was less bobbies on the beat (Much less)”

Dizzee Rascal, Sittin’ Here (Boy In Da corner, 2000, XL Recordings)

Au même titre, la rappeuse Little Simz dénonce dans ses récents albums la discrimination que peut rencontrer la population noire britannique. (2021, Sometimes I Might Be Introvert et 2022, No Thank You).

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Little Simz, visuel de l’album Sometimes I Might Be Introvert (2021).

Le discours est parfois similaire du côté du Portugal. C’est également vers les paroles des artistes qu’il faut se tourner afin de saisir comment ce style leur permet d’exprimer les héritages de la période coloniale portugaise. La couronne portugaise faisant partie des nations ayant la durée la plus longue de colonisation.

Parmi les membres de la scène du rap portugais, certains et certaines sont des descendant.e.s des anciennes colonies portugaises (comme l’Angola, le Mozambique ou encore le Cap Vert). Amorcée à la fin des années quatre-vingt dans les quartiers des grandes villes comme Porto et Lisbonne, puis diffusée à l’aide de compilations comme celle de Rapública en 1994 (ou celle de Hip-Hoportuga 2000), une frange du rap portugais exprime alors les conditions dans lesquelles elle vit et surtout ce que permet le rap comme mode d’expression. 

Ainsi, le rappeur Boss AC voit « dans les bidonvilles des personnes affamées qui ne mangent pas ». Une description sociale qu’il choisit de faire pour amorcer son premier couplet dans « A Verdade » (sur la compilation Rapública – « Vejo nos bairros degradados/Gente com fome que não come »). « Nous voulons juste être égaux, ni plus ni moins » (Só queremos ser iguais/Nem ser menos, nem ser mais – paroles de Só Queremos Ser Iguais toujours sur la compilation Rapública) clament le groupe Zona Dread en 1994 pour mettre en relief le vécu de leur discrimination. 

Si au fur et à mesure du temps et à l’échelle de l’Europe ce rap portugais est discret, la scène reste active nationalement au point de faire, depuis quelques années, une date régulière qui rassemble les artistes de cette scène rap « A História do Hip-Hop Tuga » dont la dernières s’est produite au printemps dernier.

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Rapública, visuel de la compilation sortie en 1994, Columbia.

Du jazz au rap, plusieurs décennies, voire un siècle, se sont écoulées. Pourtant, le vécu (esclavage, affranchissement, abolition puis ségrégation raciale) des artistes, qui ont initié le jazz et ses dérivés au début du 20e siècle, a porté les populations noires américaines et européennes du 21e siècle à s’en inspirer stylistiquement et mélodiquement. Une manière pour ces artistes de faire part de leur perception de l’impact de cette période historique sur nos sociétés aujourd’hui.

Pour aller plus loin :

🔶 Série Le Monde de Demain par Katell Quillévéré, Hélier Cisterne et David Elkaïm (2022)

🔶 de Almeida Mendès António, « Les réseaux de la traite ibérique dans l’Atlantique nord (1440-1640) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2008/4 (63e année), p. 739-768. Consultable en ligne : ICI 

🔶Otávio Raposo, « Le Red Eyes Gang, entre métissage et affirmation de la négritude », site internet BUALA, 2010. Consultable en ligne : ICI 

Et d’autres artistes européens à découvrir:

🔶Portugal: Soraia Simões de Andrade, « Para uma história do RAP em Portugal : referências em Portugal e as primeiras rappers mulheres », Buala.org. A consulter en ligne: ICI 

🔶 Espagne: Dobleache, « Le hip-hop espagnol lui aussi a une histoire ». Article mentionnant le groupe El Club de los Poetas Violentos qui s’inspire de mouvements politiques afro-américains, consultable en ligne : ICI 

🔶 Pays-Bas: le rappeur Winne : REGARDEZ ICI 

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À propos de l’auteur

Mylène est rédactrice musicale et productrice radio à l’origine d’émissions et documentaires sonores. Elle y aborde l’histoire des musiques et, parfois, leurs hybridités sonores. Elle est également jeune chercheuse en Histoire.

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Bibliography

Jacques Boucaya et Jean-Pierre Peyrebelle, Du Be-Bop au Free Jazz, formes et techniques d’improvisation chez C.Parker, M.Davis et O.Coleman, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2001, 223 p.

Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop, Trans. Héloïse Esquié, éditions Allia, 2006, 670 p

Mathilde Hirsh et Florence Noiville, Nina Simone, Love me or Leave Me, Paris, éditions Tallandier, 2019, 332 p.

Jean Jamin et Patrick Williams, Une anthropologie du jazz, Paris, CNRS Editions, 2010, 382p.

LeRoi Jones, Le Peuple du blues, Paris, Gallimard, 1968, 333 p.

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