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Le corail rouge de Méditerranée : une marchandise européenne de la première mondialisation

March 6, 2023

Olivier Raveux

Au cours de l’époque moderne et jusqu’au 19e siècle, le corail rouge de Méditerranée est un support d’échanges variés pour les Européens à travers le monde. Brute ou travaillée, cette marchandise participe à l’intensification des relations commerciales eurasiatiques et peut s’inscrire dans les circuits des traites négrières africaines. Le corail rouge de Méditerranée pointe ainsi le caractère ambivalent de la première mondialisation construite et animée par les Européens.

Au cours de l’époque moderne, le Corallium rubrum (Linnaeus, 1758), une espèce de corail quasi endémique de la mer Méditerranée, est une marchandise diffusée en Europe par les négociants européens, mais également expédiée dans plusieurs parties du monde. Brut, poli ou transformé en grains, comme élément de cabinet de curiosités ou comme bijou, amulette ou chapelet de prières, il est alors, pour les Européens, un support d’échanges variés avec l’Afrique et l’Asie. Le corail rouge de Méditerranée se place au cœur des grands circuits de la première mondialisation, pour le meilleur – l’intensification des relations commerciales intercontinentales – comme pour le pire – la traite et l’esclavage.

À l’origine de l’implantation européenne en Afrique du Nord

Par la cueillette du corail, les Européens sont reliés au continent africain. De la fin du Moyen Âge au début du 19e siècle, le produit est l’objet de privilèges de pêche âprement disputés en Méditerranée occidentale, notamment sur les côtes dotées des plus riches gisements, celles des régences d’Alger et de Tunis. Au milieu du 15e siècle, le Catalan Rafael Vives fonde un premier comptoir sur l’île de Tabarka, située à 100 km à l’ouest de Tunis, et inaugure une pratique adoptée par la suite par les Génois, les Siciliens et les Provençaux. L’importance croissante de la pêche du corail sur les côtes nord-africaines entraîne la création de grandes compagnies par les Européens et l’attribution de concessions d’exploitation de la part des États barbaresques. Quelques familles provençales et italiennes font fortune grâce au corail du Maghreb, comme les Lenche au 16e siècle, Marseillais d’origine corse, fondateurs en 1551 de la Grande Compagnie du corail des mers de Bône, avec deux bastions implantés à La Calle et Massacarès. Au même moment, des Génois, les Lomellini et les Grimaldi, mettent la main sur l’île de Tabarka et y fondent un établissement permanent. Jusqu’au 19e siècle, les côtes algéro-tunisiennes restent le haut-lieu et la chasse-gardée de la pêche du corail par les Européens. Ajouté au produit des pêches sur les côtes rocheuses de l’Europe méridionale, le corail du Maghreb est principalement façonné dans des ateliers localisés dans les États italiens et en Provence (Gênes, Livourne, Marseille et Cassis). Au 18e siècle, la fabrique livournaise des Attias et la manufacture royale de Marseille s’affirment comme les établissements emblématiques de cette branche d’activité.

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Red Coral, Extrait de The Naturalist's Miscellany, George Shaw, 1792, © biodiversity heritage library.

Un article d’exportation européen vers l’Asie

Composante des « sept matières précieuses » du bouddhisme et cumulant différents types d’utilisation, entre mysticisme et marqueur d’appartenance sociale, le corail est un produit recherché en Asie. À partir du 17e siècle, la multiplication des connexions avec ce continent et la croissance du volume des échanges permettent aux Européens de tirer pleinement profit de cet engouement. Le corail est alors, avec l’argent métal, une des rares marchandises européennes fortement appréciées sur les marchés asiatiques. Les hommes de l’English East India Company en poste dans les comptoirs de l’océan Indien ne manquent d’ailleurs pas de le souligner, comme ceux de Surate par exemple, qui déclarent en 1639 : « le corail est la marchandise la plus stable et la plus vendable que l’Europe produit ». Pour les Anglais, Portugais, Espagnols, Français, Hollandais, Suédois et Impériaux (armateurs-négociants du Saint-Empire romain germanique), il constitue un article d’exportation fiable et rémunérateur, venant atténuer le déficit chronique de la balance commerciale des échanges avec l’Orient. Les 17e et 18e siècles forment le grand moment d’exportation du corail vers l’Empire ottoman, la Perse, l’Inde, la Chine et le Tibet. Deux voies de circulation et deux réseaux marchands communautaires dominent ce commerce eurasiatique à partir de Livourne et de Marseille. Ils sont alors en concurrence. Les Juifs séfarades sont les plus actifs sur la route transocéanique. Par leur implantation à Londres et à Madras, ils travaillent le plus souvent avec l’East India Company, en obtenant de l’entreprise des licences d’exportation. Ils utilisent également la Carreira da India et vendent parfois leurs marchandises avec la collaboration de négociants italiens de Lisbonne et hindous de Goa. Les Arméniens, notamment ceux originaires de la Nouvelle-Djoulfa (Ispahan, Perse) installés à Marseille, préfèrent quant à eux passer par les « échelles du Levant » (Alep et Smyrne) et les caravanes terrestres. Bien que rivaux, ces deux réseaux sont néanmoins complémentaires. Le corail de Méditerranée sert d’objet de troc et de paiement en Asie. Il favorise l’arrivée en Occident de la soie de Perse, des indiennes de la côte de Coromandel et du Bengale, des diamants de Golconde, du musc du Tibet et des porcelaines de Chine. Il a intégré des cultures très lointaines et participe à la densification des marchés eurasiatiques.

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Pangou, courtier de Loangue, Extrait de Voyage à la Côte occidentale d'Afrique fait dans les années 1786 et 1787, Louis-Marie-Joseph Ohier, Jean-Baptiste Michel, Gérard René Le Vilain, 1801, © bibliothèque nationale de France.

Une marchandise de la traite négrière 

L’histoire du corail pêché, travaillé et commercialisé par les Italiens et les Provençaux a également un côté tragique car il a aussi joué un rôle discret mais réel dans l’esclavage, la traite et le commerce triangulaire, notamment au cours des 17e et 18e siècles. Le corail est « la meilleure de toutes les marchandises qui entrent dans la cargaison d’un négrier », écrit Augustin Chambon en 1764 dans son livre Le commerce de l’Amérique par Marseille. Il est un des articles recherchés d’un système d’échanges permettant aux Européens de fournir la main-d’œuvre servile sur laquelle s’appuie l’économie de plantation des colonies américaines (canne à sucre, café, coton, etc.). Le long du golfe de Guinée, entre le Sénégal et le Niger, puis sur les côtes d’Angola et d’Afrique orientale (Zanzibar, Mozambique), il sert de cadeau ou de produit d’appel aux Portugais, Britanniques, Hollandais et Français pour amorcer les contacts avec les dignitaires et les autorités locales. Il est aussi et surtout utilisé en troc, avec la poudre à canon, les miroirs, la verroterie et la quincaillerie, pour payer les esclaves. En Angola, en 1706, un homme du pays se troque contre deux onces de corail. Au Benin, à la fin du 18e siècle, un collier de corail permet aux Européens d’emporter un esclave pour les Amériques. Au cours de l’époque moderne, une partie des débouchés des fabriques italiennes et provençales de corail est formée de grains de formes variées livrés aux grands ports de traite (Liverpool, Nantes, Lisbonne, etc.) et pris en charge par les grandes compagnies européennes engagées dans ce qui ne devient que tardivement le « honteux trafic », à l’image de la Royal African Company des Britanniques et des compagnies du Sénégal et de Guinée pour les Français.

Au cours du 19e siècle, les attaques menées contre la traite et l’esclavage dans le monde portent un coup à l’usage de cette denrée dans les échanges marchands avec l’Afrique. Parallèlement, les difficultés liées à sa pêche en Méditerranée, après des siècles d’exploitation intensive, et l’apparition d’une nouvelle espèce sur les marchés internationaux, Corallium japonicum (Kishinouyi, 1903), mettent fin à l’âge d’or de cette singulière branche de commerce pour les Européens.

Pour aller plus loin :

🔶 En codirection avec Gilbert Buti, Daniel Faget et Solène Rivoal, Moissonner la mer. Économies, sociétés et pratiques halieutiques (xvexxie siècle), Paris/Aix-en-Provence, Karthala/Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2018.

🔶 En codirection avec Gilbert Buti et Luca Lo Basso, Entrepreneurs des mers. Capitaines et mariniers du xvie au xixe siècle, Paris, Riveneuve éditions, 2017.

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À propos de l’auteur

Olivier Raveux est chargé de recherche en histoire moderne et contemporaine au CNRS, rattaché à l’UMR TELEMMe (Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée, université Aix-Marseille). Spécialiste de l’histoire économique et sociale de la Méditerranée du 17e au 19e siècle, il partage actuellement ses recherches entre les échanges eurasiatiques aux 17e et 18e siècles, principalement autour des produits (indiennes, corail, musc, etc.), et l’histoire industrielle du sud de l’Europe au 19e siècle, abordée aussi bien d’un point de vue technique que par une approche sociale et environnementale.

Bibliographie

Rose-Marie Herda-Mousseaux (dir.), Thé, café ou chocolat ? Les boissons exotiques à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Paris Musées/Flammarion, 2015, 144 p.

Alain Huetz de Lemps, « Boissons coloniales et essor du sucre », dans Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Paris, Fayard, 2009, p. 629-641.

Yves Jubinville, « Théâtre et cafés à Paris », Dix-huitième siècle, n° 28, 1996, p. 415-430.

Frédéric Mauro, Histoire du café, Paris, Desjonquères, coll. « Outremer », 2002 [1991], 252 p.

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